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« Il existe un intérêt collectif à réindustrialiser la France », Jean-Pierre Champion (Krys Group)

Pionnier du made in France et unique opticien à fabriquer ses verres dans l’Hexagone, Krys Group est leader du marché et a été élu, en 2019, enseigne d’optique préférée des Français. Jean-Pierre Champion, directeur général, explique comment le fabriqué français peut rimer avec compétitivité. (Interview issue de « T » La Revue de La Tribune – N°2 Décembre 2020)
Jean-Pierre Champion, directeur général de Krys Group
Jean-Pierre Champion, directeur général de Krys Group (Crédits : Presse)

LA TRIBUNE - Krys Group est le seul opticien à fabriquer ses verres. Quelles sont les caractéristiques de ce groupement ?

JEAN-PIERRE CHAMPION - C'est un groupement coopératif né en 1966, leader sur le marché de l'optique, qui emploie 6 500 personnes pour un chiffre d'affaires de 1,2 milliard d'euros en 2019. Nous avons récemment démarré une diversification dans l'audioprothèse avec Krys Audition. Notre portefeuille de marques comprend Krys, Vision Plus, Lynx Optique et Krys Audition. Krys est le navire amiral du groupe, positionné sur le « More Value for Money », dont le sens est un peu différent du français « rapport qualité-prix ». Lynx Optique est axé sur le prix et vise les budgets plus modestes. Vision Plus est une enseigne d'hyperproximité, implantée dans les villes moyennes. Notre modèle est celui de l'entrepreneuriat, puisque tous nos magasins sont détenus par des entrepreneurs indépendants. À la différence d'une franchise, les propriétaires de magasins sont également actionnaires de la tête de réseau.

Où produisez-vous vos verres ? Avec quels moyens humains et matériels ?

Nous avons fait le choix d'une usine unique à Bazainville (Yvelines), qui emploie 450 personnes pour une production de 1,5 million de verres par an. C'est une goutte d'eau dans la production mondiale, mais cette goutte est française.

En ce qui concerne la distribution, avez-vous des magasins dans d'autres pays ?

Oui, en Pologne, en Belgique et au Maroc. Nous n'en sommes qu'au début de notre expansion internationale. Nous avons deux types de diversification : l'audioprothèse en France et l'optique à l'international.

Dans l'optique, il existe plusieurs types de groupements : intégrés, franchisés et coopératifs. Pourquoi avoir choisi ce dernier ?

Parce qu'il est assez simple de trouver 50 directeurs de magasins de qualité, mais c'est déjà plus compliqué d'en trouver cent. Et il est impossible d'en trouver mille. Avec nos 1 400 points de vente, le modèle coopératif est le plus performant. De plus, les bonnes pratiques circulent beaucoup mieux entre les adhérents. Enfin, nous encourageons nos associés à multiplier le nombre de leurs magasins. Nous n'avons mis aucune limite à leur taille, contrairement à d'autres.

Vous avez décidé de produire vos verres complexes en France dès 1998. Quelles sont les raisons qui ont motivé ce choix stratégique ?

Cette question est double. Pourquoi être un distributeur producteur ? Et pourquoi fabriquer en France, alors que nous pourrions délocaliser en Asie ? Nous n'avons cessé de nous poser ces questions. Ce n'est pas une vérité révélée une fois pour toutes, il faut se confronter à la réalité et à l'intensité de la concurrence, et investir constamment dans l'outil de production. Il y a trois raisons à cette décision : l'indépendance, la compétitivité et l'innovation. Avec la fusion Essilor-Luxottica (en octobre 2018), on a vu l'émergence d'un géant mondial. Or, il est important de ne dépendre de personne. Devenir fabricant nous a rendu indépendant. Deuxième point : la compétitivité. L'activité industrielle et la distribution créent de la valeur. En combinant les deux, vous pouvez redistribuer une grande partie de la valeur industrielle au profit du consommateur.

Nous n'avons pas vocation à faire beaucoup de profit sur la fabrication, contrairement aux pure players [dans le sens de fabricant non distributeur type Essilor, ndlr] qui servent des actionnaires avec un objectif d'Ebitda [bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement]. Troisième raison : l'innovation. Un distributeur ne peut innover que dans l'expérience client : parcours omnicanal, excellents conseillers de clientèle, service client performant, etc. Une expérience mesurée par le NPS (Net Promoter Score, pourcentage de clients évaluant leur probabilité de recommander un produit). À ce propos, je tiens à signaler que notre NPS est comparable à ceux d'Amazon et Apple, qui sont les références en matière de relation client. Mais nous pensons qu'il est également possible d'innover dans les verres, comme avec la nouvelle gamme Signature Krys que nous lançons cette année.

Le coût du fabriqué en France est réputé plus élevé que le made in Asia. Comment rester compétitif ?

Il y a deux explications : une compétitivité-coût (évolution des coûts de production relativement à ceux des concurrents) et une compétitivité hors coût (autres facteurs que le prix, comme la qualité, l'innovation, le positionnement, etc.). Les industriels allemands, par exemple, fabriquent en Allemagne et ont des débouchés partout dans le monde, car ils proposent des produits de qualité dans des gammes qu'on ne trouve pas ailleurs. En France, il est possible de faire de la compétitivité hors coût. Dans l'optique, les verres peuvent être simples ou complexes, comme les verres progressifs qui font appel à des technologies sophistiquées. Ce sont ces verres que nous produisons dans notre usine, soit environ un quart de nos ventes. Faire du made in France low cost serait une erreur stratégique. Il faut au contraire se positionner sur le coeur de marché, là où se situe la valeur. De plus, un producteur distributeur comme nous n'est pas dans la même situation qu'un fabricant pure player, car il a accès au marché. Ainsi, il peut décider seul de sa politique commerciale. Par exemple, fabriquer en France a des coûts supérieurs, dès lors qu'il vend des produits à plus forte valeur ajoutée.

Mais pour produire des verres de haute technologie, il faut investir massivement et développer l'automatisation. Est-ce compatible avec la sauvegarde des emplois ?Nous ne pouvons pas reverser au consommateur la totalité de la création de valeur industrielle, car nous investissons régulièrement pour moderniser nos équipements et accroître notre capacité de production. Dans la compétitivité-coût, il y a le coût de la main-d'oeuvre, qui est cinq fois inférieur en Chine. Si vous avez un coût de production de 100, dont 50 de main-d'oeuvre et 50 de machines et de consommables, quand vous divisez le 50 de main-d'oeuvre par 5, il devient 10 et donc le coût de 100 passe à 60. Une manière de corriger cet écart, c'est d'investir dans la mécanisation de notre usine, c'est-à-dire d'être encore plus automatisé que nos concurrents asiatiques. Et c'est possible : nous réalisons des gains de productivité de 5 à 10 % tous les ans en surinvestissant et en créant des emplois, plus de 50 depuis 2014.

Comment produire au même coût que les géants du secteur avec une seule usine?Il faut regarder la taille, pas le nombre. La taille de chaque usine d'Essilor, de Hoya ou de Zeiss n'est pas supérieure à la nôtre. De plus, notre outil de production est un des plus modernes du marché. Le fait d'être un acteur local n'est donc pas un gros handicap par rapport aux pure players. En revanche, ceux-ci investissent beaucoup plus que nous dans la recherche et développement. C'est pourquoi il est important de nouer une alliance stratégique sur le volet innovation avec un industriel de taille mondiale. Depuis un certain temps, il s'agit du japonais Hoya (numéro 2 mondial), qui nous donne accès à son portefeuille de brevets.

Tous vos verres sont-ils made in France ?

Tout ce qu'on fabrique est labellisé Origine France Garantie (OFG), un label plus exigeant que la simple mention d'origine made in France. Mais tout ce que nous distribuons n'est pas nécessairement Origine France Garantie. Certains de nos associés peuvent acheter leurs verres ailleurs.

En quoi le label OFG de vos verres contribue-t-il aux bonnes performances du groupe ?

Nous sommes plus accessibles en prix sur les produits à forte valeur ajoutée. Notre nouvelle gamme Signature Krys, qui bénéficie de la technologie HD, sera la plus compétitive du marché français sur le segment du haut de gamme. Innover ne peut se faire que si vous occupez le siège du pilote. Je pense que nous serions moins forts si nous n'étions pas fabricant.

Et les montures ?

Nous ne les fabriquons pas. Nous pourrions demander à nos fournisseurs de remplir les conditions pour être éligibles à ce label. Mais ce n'est pas économiquement viable : la monture, c'est plus de 90 % de main-d'oeuvre. Nous avons essayé de le faire. Pas en Origine France Garantie, car c'était trop exigeant, mais en made in France, en demandant à nos partenaires de respecter le cahier des charges de cette mention. Mais nous n'étions pas compétitifs, car le consommateur ne trouve pas que cet écart de prix - plus 20 % environ - est justifié par l'origine France.

Vous avez prouvé que le made in France pouvait être rentable. Pourquoi les autres groupements d'optique ne vous ont-ils pas imité ?

C'est simple : franchir le pas pour devenir un industriel est un investissement massif, de l'ordre de 50 à 100 millions d'euros à mettre sur la table. Vous y réfléchissez à deux fois. Prendre cette décision il y a longtemps nous a avantagés. Sans doute n'aurions-nous pas pu le faire plus tard, car, entre-temps, la capacité de production mondiale a doublé, triplé, quadruplé. Plus vous attendez, plus c'est compliqué de faire ce choix. Nous l'avons fait suffisamment tôt pour suivre une courbe d'apprentissage. Aujourd'hui, nous sommes dans une position que ne peut atteindre un nouvel entrant sans apprendre le métier, ce qui prend des années. On peut faire un coup commercial, mais pas un coup industriel. Il y a trop d'investissement et de savoir-faire à acquérir. Il faut se donner du temps.

La trace carbone du made in France est inférieure à celle des produits fabriqués et importés d'Asie. Est-ce important pour Krys Group ?

C'est avant tout une fierté. L'OFG est en lien direct avec la RSE (responsabilité sociale des entreprises). Outre l'absence de transport source de pollution, nous pouvons vérifier nous-mêmes tout ce qui relève du traitement des eaux, des déchets, etc. C'est une obligation morale et citoyenne. Nous avons une responsabilité en tant qu'entreprise, plus grande encore que celle du citoyen ou même de l'État.

Justement, l'État vous a-t-il aidé en tant que fabricant français ?

Non. Nous avons financé nos investissements au travers du CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi). Nous n'avons pas demandé d'autres subventions, mais nous allons le faire dans le cadre du plan de relance pour financer notre prochain programme d'investissement. Nous pensons que c'est le moment d'investir pour agrandir et moderniser l'usine. Nous allons participer à cet effort de relocalisation, même si pour nous c'est plus facile puisque c'est déjà notre stratégie.

La réforme du 100 % santé, qui permet de s'équiper en produits optiques sans reste à charge, et l'épidémie de Covid-19 vous ont-elles fragilisé ?

Le cahier des charges du 100 % santé (des montures à moins de 30 euros sans reste à charge) ne permet pas de faire de la fabrication française, nous devons donc nous tourner vers d'autres fournisseurs. Au-delà de 15 à 20 % des ventes, cela mettrait notre modèle économique en danger. Il va falloir trouver les gains de productivité. En ce qui concerne la pandémie, nous avions deux options à la sortie du confinement. Soit nous sous-traitions davantage, soit nous intégrions davantage. Nous avons choisi d'intégrer en passant tout de suite à 100 % de capacité de production, tout en sachant que la demande ne serait pas au rendez-vous. Dès le premier jour, nous avons décidé de ne pas avoir recours au chômage partiel.

Comment envisagez-vous l'année à venir ?

L'année 2020 a été très compliquée, avec une baisse du chiffre d'affaires de 10 à 15 %. Notre priorité est de retrouver une situation pré-Covid. C'est pourquoi nous continuons à investir dans l'informatique, les magasins, l'usine. Si le marché se rétrécit, il faudra gagner des parts de marché.

Pensez-vous que la tendance actuelle à la relocalisation va perdurer ?

Oui, car une société ne peut pas se désindustrialiser impunément. Nous ne pouvons pas nous contenter de faire du service et du commerce. Nous devons être impliqués dans la fabrication, pour des raisons d'emploi mais aussi d'indépendance. La période que nous vivons nous montre quel est le prix de la dépendance, en particulier en matière de santé. Il existe un intérêt collectif à réindustrialiser la France.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune - N°2 - Fabriquer (tout) français ? Le nouveau rêve de l'Hexagone - Décembre 2020 - Découvrez la version papier

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Commentaire 1
à écrit le 23/04/2021 à 12:52
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C'est vrai, mais ça n'arrivera pas. Les entreprises sont trop taxées en France, on a perdu la bataille. A force d'importer des bacs moins trois et d'exporter nos bacs plus cinq, on a fait de notre pays ce qu'il est actuellement

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