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La ville nourricière : un défi pour plus de résilience

Des villes autosuffisantes sur le plan alimentaire, on en rêve de plus en plus, notamment depuis que la crise sanitaire a réveillé les craintes de pénuries. Mais les bâtir passe par une remise en cause profonde du système d’approvisionnement actuel. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°3 Février 2021)
(Crédits : Istock)

C'est l'une des dernières frontières des utopies de la cité : le rêve d'une ville assurant l'accès à des aliments frais et sains à l'ensemble de sa population. La vision de villes idéales car nourricières, capables de répondre à leurs propres besoins alimentaires, est de plus en plus présente dans l'imaginaire de leurs élus comme de leurs habitants. Elle prend la forme d'un nombre croissant d'initiatives, souvent chapeautées en France par des « projets alimentaires territoriaux » (PAT) : des contrats entre partenaires publics et privés visant à coordonner une multitude d'actions pour construire des systèmes alimentaires locaux plus durables. Sur les toits, dans des hangars, parfois dans des caves ou des espaces souterrains, des fermes verticales plus ou moins technologiques voient ainsi le jour, construites par des start-up qui vendent leurs produits aux supermarchés ou aux restaurateurs locaux. Au sol, de Seattle à Budapest en passant par Paris, des espaces de « forêts urbaines comestibles », fournissant bois et aliments végétaux aux visiteurs, se développent.

L'utopie est toutefois surtout incarnée par un nouveau mode de distribution de la nourriture, visant à rapprocher producteurs et consommateurs, campagnes et villes : les « circuits courts ». Leur définition officielle, élaborée en 2009 par un groupe de travail qui avait réuni, à l'initiative du gouvernement, l'ensemble des acteurs concernés par ce mouvement naissant, fait référence à l'existence d'un intermédiaire maximum dans le chemin de l'aliment du champ à l'assiette. Mais une notion de proximité géographique y est souvent associée, qui n'a pas été intégrée à la définition car son rayon varie inévitablement selon que le territoire soit rural ou urbain. À Paris, par exemple, où la municipalité s'est fixé l'objectif d'approvisionner à 50 % ses services de restauration collective en circuits courts, l'étendue de cette « ceinture nourricière » de la ville, qui en assure l'ancrage dans son territoire, a été fixée à 250 kilomètres.

En Île-de-France, 16 % des exploitations agricoles de la région sont adeptes de ce mode de distribution, qui peut prendre diverses formes commerciales : vente à la ferme, dans des marchés de plein vent, à la restauration commerciale ou collective mais aussi, de plus en plus, prévente sur Internet et livraison dans des points de collecte gérés directement ou par des intermédiaires, notait lors d'un webinaire organisé par l'Institut Paris Région l'ingénieur agronome Laure de Biasi. En France, il s'agit en réalité d'un retour à un modèle pas si ancien. Il existait encore au début du xixe siècle lorsque, rappelait lors de la même conférence Jean-Pierre Williot, professeur d'histoire économique à Sorbonne Université, le 15e arrondissement de la capitale comptait encore plus d'une centaine de maraîchers, assurant une production de légumes très variée et de qualité, alors que les champignons de Paris poussaient dans les carrières. Si le développement urbain s'est toujours appuyé sur le contrôle d'un hinterland, fournissant des céréales, des fibres textiles, du chauffage, du bois de construction et de la main-d'œuvre, ce n'est en effet qu'après la naissance des voies ferrées et puis de l'automobile, le développement des chaînes de froid, l'industrialisation de l'agriculture, que les circuits de distribution se sont allongés et les productions territoriales spécialisées, précisait lors de ce webinaire Matthieu Calame, directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l'homme (FPH). Ce n'est aussi qu'à partir de ce moment que le ravitaillement des villes s'est rationalisé, que les campagnes se sont vidées, et qu'est née la grande distribution, ajoute Jean-Pierre Williot.

Un outil pour retrouver du lien et du sens

Ce sont d'ailleurs les excès de cette extension de l'hinterland urbain, aujourd'hui couvrant la planète entière pour certains produits, qui semblent expliquer la résurgence du modèle des circuits courts. La déconnexion entre l'agriculture et les villes, nourrissant le sentiment de ne plus connaître ce que l'on mange, est en effet l'une des causes d'une méfiance croissante des consommateurs pour le système alimentaire actuel, qui s'accompagne néanmoins aussi d'une réaction positive : l'envie de comprendre mieux et d'agir, analyse Laure de Biasi.

« Les circuits courts répondent à la demande des consommateurs de connaître l'origine et les modes de production des aliments qu'ils consomment, mais aussi de retrouver du lien et du sens à travers leur nourriture », convient Damien Conaré, secrétaire général de la chaire Unesco Alimentations du monde chez Montpellier SupAgro.

La restauration du lien social entre consommateurs et producteurs, largement distendu dans le système conventionnel, constitue d'ailleurs le principal atout des circuits courts, observe le chercheur. En permettant aux premiers de choisir mieux leurs aliments et de consommer des produits plus frais, les filières courtes viennent apaiser leurs angoisses. Mais elles restituent aussi du sens, ainsi que de la valeur économique, au métier des agriculteurs. « Alors qu'en circuits longs ils se voient reverser 6 % du prix de vente de leurs produits, ils en récupèrent en moyenne 80 % en circuits courts », témoigne Léa Barbier, cofondatrice de la start-up Kelbongoo, qui distribue à Paris des produits de Picardie. « On rétablit ainsi des liens de confiance et d'intérêt mutuels », résume Damien Conaré.

Depuis la crainte d'une pénurie alimentaire qui a accompagné les débuts de la crise sanitaire liée à la Covid-19, l'alimentation de proximité est en outre devenue aux yeux des politiques et de l'opinion publique un ingrédient essentiel d'une quête nouvelle : celle de résilience des territoires. « La crise financière de 2008, puis celle sanitaire de 2020, ont montré que malgré la mondialisation, des ruptures des flux de matières premières peuvent bien se produire, lorsqu'on n'est plus solvable ou lorsqu'on dépend d'un espace en crise. Beaucoup de collectivités se sont aperçues qu'elles peuvent se retrouver déconnectées brutalement des échanges », note Matthieu Calame.

« Or, à la différence des circuits longs, dont les économies d'échelle sont fondées sur la standardisation, les circuits courts assurent plus de diversité et de coopération multi-acteurs. Ils peuvent donc permettre d'anticiper un certain nombre de chocs du système alimentaire », explique Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE).

La réflexion autour de la relocalisation des productions a donc inévitablement investi l'alimentation, l'ancrage local de l'offre alimentaire constituant d'ailleurs un vecteur de développement des territoires. La ville de Detroit qui, durement frappée par la crise de l'industrie automobile, a déclaré faillite en 2013, en est un exemple parlant. L'agriculture urbaine, pratiquée spontanément dans les nombreux espaces abandonnés par les habitants restants, afin de répondre à la crise nutritionnelle qui a accompagné celle économique, a fini par devenir l'un des principaux moteurs de résilience de la ville. En plus de produire plusieurs centaines de tonnes de nourriture par an, les jardins évitent la formation de décharges illégales ou de foyers de criminalité, forment à des métiers « verts » des personnes sans emploi, motivent les citoyens à s'impliquer dans d'autres aspects de la ville de la cité, attirent de nouveaux habitants. Sans compter les potentiels avantages environnementaux des circuits courts, à évaluer au cas par cas : baisse des émissions liées aux transports, réduction du gaspillage, maintien des paysages.

Le défi d'une transformation radicale des systèmes alimentaires

De nombreux obstacles s'opposent cependant à cette utopie de la ville nourricière. L'urbanisation crée tout d'abord un déséquilibre quantitatif entre les besoins des métropoles et les capacités des campagnes environnantes : ainsi, bien que l'Île-de-France soit la première région agricole de l'Hexagone, avec la moitié de son territoire occupé par l'agriculture, « ses 5 000 exploitations ne peuvent pas nourrir 12 millions de Franciliens », résume Laure de Biasi. Le déséquilibre est également qualitatif, puisque l'Île-de-France est surtout une région de cultures céréalières destinées en grande partie à l'exportation, alors que les fruits et les légumes, la viande et le lait produits localement sont largement inférieurs à la consommation. Sans compter la demande de produits exotiques (café, thé, chocolat, etc.), qui ne peuvent pas être produits localement. Le système est en plus déconnecté. « Les différents maillons de la chaîne alimentaire francilienne, comprenant 660 établissements agroalimentaires, 23 000 commerces de bouche, 25 000 restaurants, 7 500 lieux de restauration collective, 1,7 million de mètres carrés d'entrepôts, et le premier marché alimentaire de gros au monde, font peu filière », ajoute de Biasi.

Autre difficulté, du côté des agriculteurs : trouver un modèle économique viable en circuits courts. « S'engager dans cette voie, c'est aussi une charge de travail ainsi que des investissements supplémentaires, consacrés à la préparation des commandes, la gestion des transports, la distribution », note Damien Conaré. Quant aux installations les plus technologiques d'agriculture urbaine, elles consomment beaucoup d'énergie. Dans les deux cas, il faut donc que les volumes comme les marges suivent.

Ces difficultés montrent que le grand défi, mais aussi le véritable potentiel des villes nourricières est qu'elles demandent une transformation radicale des systèmes alimentaires. « Si une agglomération voulait atteindre une résilience totale et immédiate, il faudrait aussi des changements des modes de consommation puisque, par exemple, relocaliser la production de café en France n'aurait pas de sens », note Matthieu Calame. Une telle résilience implique également de transformer l'agriculture locale, afin de rééquilibrer les productions et les pratiques en fonction de la demande, souligne Audrey Pulvar, adjointe à la maire de Paris en charge de l'alimentation durable, de l'agriculture et des circuits courts, dont c'est l'une des missions. Le développement des circuits courts demande en outre la recréation d'une industrie de transformation locale, afin de répondre à la demande du marché et de capter davantage de valeur ajoutée, en développant des solutions innovantes et adaptées aux contraintes des petites productions saisonnières : légumeries et conserveries partagées, abattoirs mobiles, etc. Enfin, cette transition requiert un changement dans la gouvernance, dans le sens d'une plus grande démocratie alimentaire redonnant du pouvoir à l'ensemble des acteurs de la chaîne, rappelle Yuna Chiffoleau.

« La production locale, sans conditions de travail décentes ou sans efforts pour une justice sociale qui permettra l'accès de tous à l'alimentation de qualité, et sans respect de l'environnement, ça n'a pas de sens », renchérit Damien Conaré.

La coopération, essentielle à la réussite

Les premiers leviers sont alors les politiques publiques, qui peuvent agir à plusieurs niveaux. Yuna Chiffoleau insiste tout d'abord sur la nécessité de réguler autrement le foncier agricole, afin de favoriser l'installation de petites fermes, ainsi que d'adapter les normes régissant les grandes structures agro-industrielles aux plus petites, sans pour autant transiger avec la sécurité sanitaire. Les investissements de l'État et des collectivités locales en termes d'aménagement du territoire, ainsi que les éventuelles aides financières aux acteurs de ce nouveau modèle, jouent aussi un rôle essentiel dans le développement d'une offre alimentaire de proximité, soulignent les experts. Et la commande publique peut être fondamentale afin de garantir des débouchés et des revenus pérennes aux agriculteurs. Mais les initiatives citoyennes, à l'origine même du mouvement, restent également un outil clé dans la résilience alimentaire des villes, rappelle Yuna Chiffoleau. Ce sont elles qui permettent d'ailleurs souvent d'embarquer des pans de la population auparavant éloignés de ces modes de consommation, ainsi que de changer l'image des circuits courts, trop souvent associés à des pratiques réservées aux urbains éduqués.

D'une manière générale, conviennent les experts, la transition vers une alimentation plus locale nécessitera la coopération de toutes les forces et de tous les acteurs. Il s'agit de travailler avec « les agriculteurs, les transformateurs, les logisticiens de l'approvisionnement et de la distribution, les responsables de la restauration collective », détaille Audrey Pulvar, qui pour ce faire organise à Paris, au premier semestre 2021, des États généraux de l'agriculture et de l'alimentation durable. « Une coopération est essentielle entre tous les acteurs du système alimentaire, publics et privés », convient Laure de Biasi. « Les villes auraient aussi intérêt à travailler conjointement leur approvisionnement, transport et stockage, dans une logique de subsidiarité. Car si chacune élabore son plan alimentaire territorial sans se renseigner sur ce que font ses voisines, elles risquent toutes de prendre en compte les mêmes ressources », souligne Matthieu Calame. La coordination doit d'ailleurs intégrer l'ensemble des échelles : « La ville et le rural, les régions, la France, l'Europe et le bassin méditerranéen », ajoute Laure de Biasi. C'est la condition, selon Yuna Chiffoleau, pour « organiser un rééquilibrage entre le court, le long, le local, le global, qui est essentiel d'un point de vue non pas idéologique, mais de la résilience des systèmes alimentaires ». Et qui semble la condition sine qua non de la ville nourricière.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 - Rêvons nos villes - Février 2021 - Découvrez la version papier

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