| Retrouvez la première partie de l'entretien : "Le numérique ne peut pas être réservée à une aristocratie"
LA TRIBUNE - Vous vous êtes rendu dans la Silicon Valley et à Washington en décembre, puis à la Commission européenne début février. Préparez-vous quelque chose au sujet de la régulation des grandes plateformes ?
CÉDRIC O - L'empreinte des grandes plateformes sur nos économies et nos démocraties est un sujet de préoccupation mondial. Nous avons vu émerger des entreprises dont la taille, la complexité juridique et l'emprise technologique étaient inconnues par la puissance publique jusqu'ici.
Au niveau européen, la France défend le principe suivant : certaines entreprises du numérique sont devenues structurantes pour nos économies, elles doivent donc se voir appliquer une régulation spécifique. Ce n'est pas nouveau : les banques, pour celles qui ont un impact systémique, se sont vues imposer des règles et une supervision spécifiques dans le passé. Nous devons aujourd'hui faire la même chose avec les géants du Net.
Cette régulation peut se traduire de plusieurs façons : interopérabilité des services, tarifs réglementés pour l'accès aux services, règles antitrust spécifiques, une supervision spéciale... Beaucoup de choses sont sur la table. Il faut miser sur une régulation asymétrique, c'est-à-dire concentrée sur les plus gros acteurs. Ces plateformes ont acquis un tel pouvoir de marché et de contrôle sur leur écosystème, notamment à travers la publicité, qu'elles sont devenues des plateformes structurantes.
Ce sujet était-il l'objet de votre déplacement à Bruxelles début février ?
J'ai pu échanger avec Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne en charge de la concurrence et du numérique, et Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. Il a beaucoup été question d'investissements afin que l'Europe puisse être au niveau de la compétition internationale, mais également de régulation via cette idée de plateformes structurantes. Nous sentons que les points de vue convergent, sinon se répondent. Les constats sont partagés.
En France, cette question a été abordée dans le cadre des Etats généraux des nouvelles régulations numériques, lancés à l'été 2018. Au niveau européen, les régulateurs britanniques et allemands ont également fait des propositions sur le sujet. Des choses intéressantes se profilent. Pour la première fois, la Commission évoque une régulation ex ante des grandes plateformes [une régulation chargée de promouvoir une transition d'une situation de monopole vers une situation de concurrence effective, ndlr]. Nous en saurons davantage le 19 février quand la Commission présentera sa feuille de route.
L'objectif est-il d'aboutir pendant la présidence française de l'UE, au premier semestre 2022, d'une régulation européenne ambitieuse concernant les géants du Net ?
Il faut profiter du fait que l'Allemagne et la France vont avoir la présidence de l'UE, pour faire progresser cette idée. Mais ce n'est pas un sujet de politique politicienne, c'est un sujet économico-démocratique. Ces règles doivent s'appliquer quelle que soit la nationalité de l'entreprise, qu'elle soit américaine, européenne ou asiatique. Le chemin est long et technique car il faut déterminer au niveau européen comment définir une plateforme structurante et quelles seront les règles spécifiques qu'il faudra leur imposer.
Peut-on vraiment espérer une régulation des géants du Net à l'échelle européenne quand on voit que la France n'a pas pu imposer à Bruxelles sa taxe numérique, dite taxe Gafa, et s'est résolue à la voter seule ?
Je l'espère. En tout cas, notre objectif est bâtir une communauté de vues sur cet enjeu stratégique dans les prochains mois. A la différence des questions de taxation, qui requièrent l'unanimité des Etats membres, la procédure d'adoption est plus souple en matière de régulation du numérique. En tout état de cause, nous sentons une volonté très forte de progresser.
Emmanuel Macron s'est prononcé cette semaine en faveur d'un cloud européen. L'Europe peut-elle réellement rattraper son retard face aux géants américains (Amazon, Microsoft, IBM, Google...) et chinois (Alibaba) ?
Il n'y a pas de souveraineté politique sans souveraineté économique et technologique. Il est indispensable que sur certaines technologies, qui participent de la souveraineté des Etats, que l'Europe ait sa propre solution, notamment pour le cloud et à minima pour les usages les plus critiques. Le monde est dominé par des entreprises américaines et chinoises qui ont moins de 20 ans, mais nous ne sommes pas condamnés à subir cette domination. Encore faut-il investir et créer les conditions pour voir émerger de nouveaux champions. Cela passe par le financement de l'innovation, la régulation, le recrutement des talents...
La souveraineté technologique est avant tout une bataille pour l'intelligence humaine. Dans la Silicon Valley, certains des chercheurs les plus performants dans l'intelligence artificielle sont français ou européens. Le savoir, la recherche et l'esprit d'entreprise sont là. A nous de faire en sorte que les entrepreneurs puissent rester en Europe et faire grandir leurs projets.
Propos recueillis par Sylvain Rolland et Anaïs Cherif
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