Pour que l'Europe gagne sa souveraineté numérique, Bruno Le Maire n'a qu'une solution : "amorcer la pompe du financement". En conclusion de l'événement de deux jours organisé à Bercy sur la souveraineté numérique européenne, le ministre français de l'Economie et des Finances a annoncé un investissement massif de 3,5 milliards d'euros dans les startups européennes dans le cadre de l'initiative Scale-Up Europe, lancée l'an dernier par la France et l'Allemagne. L'argent va alimenter, "en fonds de fonds", les fonds de capital-investissement européens, aujourd'hui sous-dimensionnés pour financer eux-mêmes les méga-levées de fonds de plusieurs centaines de millions d'euros qui font les décacornes (startups valorisés plus de dix milliards d'euros, Ndlr).
"Il nous faut passer de 2 à 10, voire 20, fonds européens capables d'investir 1 milliard d'euros chacun dans les entreprises de la tech européenne, qui créeront grâce à cet argent la prospérité et les emplois dont nous avons besoin", a expliqué Bruno Le Maire.
Et de poursuivre : "Ces fonds nous permettront d'avoir dix super-géants de la tech valorisés 100 milliards d'euros d'ici à 2030", veut-il croire. Autrement dit, pour atteindre cet objectif fixé par Emmanuel Macron en septembre dernier, Bruno Le Maire actionne le levier européen, "seul véritable échelon pour rivaliser et dépasser les Etats-Unis et la Chine". Pour le ministre de l'Economie, "il n'y a pas de souveraineté politique sans souveraineté économique". Alors, il faut "investir massivement dans les startups et notamment dans les technologies de rupture" pour espérer créer en Europe des géants du niveau des Gafam américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et des Batx chinois (Baidu,Alibaba,Tencent, Xiaomi).
Ruissellement de l'argent public
Dans le détail, l'Union européenne va investir 3,5 milliards d'euros d'argent public "en fonds de fonds". Cet argent vient en grande partie du Fonds européen d'investissement (FEI), lui-même abondé par les Etats. La France contribuera ainsi à hauteur d'1 milliard d'euros via le FEI et de 500 millions d'euros via Bpifrance. L'Allemagne mettra également 1 milliard d'euros via le FEI. La Banque européenne d'investissement (BEI) et le Danemark via sa banque publique nationale, ajoutent chacun 500 millions d'euros.
D'ici à la fin de l'année, Bruno Le Maire espère que les autres pays européens auront permis de porter cet investissement à 10 milliards d'euros. La Grèce a déjà promis une somme "inférieure ou équivalente" à celle du Danemark, et des pays comme l'Espagne, l'Italie, le Luxembourg, le Portugal, l'Estonie, la Suède, la Finlande ou encore les Pays-Bas, "préciseront les montants de leur engagement dans les prochaines semaines".
Inonder le secteur privé d'argent public pour combler les failles du marché du financement de l'innovation : cette méthode a déjà fait ses preuves, notamment en France. Cette sorte de "ruissellement" public/privé est le fond de commerce de Bpifrance, qui a pu ainsi, depuis 2011, combler un à un tous les trous dans la raquette du secteur privé : l'amorçage tout d'abord, puis les étapes de croissance, jusqu'au "late stage" c'est-à-dire le financement des plus grosses levées de fonds.
Les résultats sont probants : l'argent public a permis de "dérisquer" l'investissement du privé et donc de démultiplier les sommes mobilisées pour les startups en structurant l'écosystème du capital-risque. Ainsi, partie de quasiment rien, la French Tech a décollé sous le mandat de François Hollande et atteint des sommets sous celui d'Emmanuel Macron, jusqu'à faire éclore six licornes au seul mois de janvier 2022, 26 en tout, contre 3 fin 2018. Le "plan Tibi", qui a mobilisé 6 milliards d'euros d'investisseurs institutionnels, a également contribué à cette explosion depuis un an et est clairement une influence de Scale-Up Europe.
L'Europe part de loin
L'initiative Scale-Up Europe se conçoit comme une "impulsion politique et financière forte" qui vise à aider les startups du Vieux Continent à passer un cap. Mais la route paraît longue avant de rattraper, et encore plus dépasser, les maîtres américains et chinois du monde de la tech.
"La malédiction numérique de l''Europe c'est le retard accumulé depuis 30 ans en matière d'innovation. Sur les dix plus grandes entreprises mondiales, huit sont de la tech, six n'existaient pas il y a 25 ans, toutes sont américaines et chinoises. Pourtant, l'Europe est une terre de brevets et de recherche. Pour réussir, il faut le financement, les talents et la taille de marché. Les Etats-Unis et la Chine ont la combinaison des trois, nous pas encore", a ajouté Cédric O, en ouverture de l'après-midi de conférences.
Si le volet financement est le plus important, Scale-Up Europe vise aussi à créer les autres briques indispensables à l'éclosion d'un startup-continent. Mais les initiatives annoncées sont encore timides.
Sur les talents, Business France est à la manœuvre pour faire signer aux pays européens une Déclaration qui les engagerait à "partager les bonnes pratiques sur divers visas technologiques" et "lancer un guichet-unique" baptisé European Tech Talents, "avec une équipe dédiée en place d'ici fin 2022, visant à faciliter l'attraction des talents de la technologie en Europe en complémentarité des dispositifs nationaux".
Enfin, pour développer les innovations de rupture ou deeptech, pilier de la souveraineté européenne des prochaines décennies, rien de probant. Bruno Le Maire a simplement rappelé l'existence de l'EIC (European innovation council) et sa dotation de 10 milliards d'euros sur la période 2021-2027 pour soutenir les projets technologiques les plus risqués. Seule nouveauté : le plafond de 15 millions d'euros a été abattu pour permettre à l'EIC d'investir plus massivement dans des deeptech stratégiques.
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