En mars dernier, l'une des plus belles histoires de la French Tech tournait au cauchemar avec la mise sous redressement judiciaire de la startup Blade, plus connue du grand public pour son produit, le Shadow, un ordinateur dématérialisé dans le cloud. Sans modèle économique pérenne, la pépite fondée en 2015 par les entrepreneurs Emmanuel Freund, Stéphane Héliot et Asher Criou, baissait les armes après deux années difficiles, dont le départ de l'entreprise de son premier CEO, Emmanuel Freund, en 2020, déjà mis sur la touche depuis un an par les actionnaires.
Alors que deux projets se disputaient la reprise de la pépite déchue, c'est celui porté par un nom bien connu de la French Tech, Octave Klaba, fondateur d'OVHCloud, qui s'est imposé. En mai 2021, c'est son fonds Jezby Ventures qui a gagné l'appel d'offres. Trop occupé avec OVHCloud, Octave Klaba a placé l'homme d'affaires issus des télécoms Eric Sele aux manettes du Shadow, devenant ainsi le quatrième dirigeant de Blade en moins de deux ans.
Tandis qu'OVHCloud a fait son introduction en Bourse sur Euronext vendredi 15 octobre, Blade effectue de son côté la première rentrée de sa nouvelle vie, avec l'ambition affichée de trouver le chemin de la rentabilité dès 2022. Et bien que les deux sociétés soient juridiquement séparées, les synergies sont évidentes.
OVHCloud apporte à Shadow l'infrastructure informatique - c'est-à-dire les datacenters et les serveurs. Cette dépense structurelle avaient plongé dans le rouge les comptes de Blade dans le passé. De son côté, Shadow pourrait rapidement devenir une brique complémentaire dans l'écosystème d'OVHCloud, qui cherche justement à diversifier son activité historique de fournisseur d'infrastructures.
Shadow, ancienne rock star de la French Tech
Pour comprendre la nouvelle orientation de l'entreprise, il faut rappeler les raisons de sa chute. Créée en 2015 et présentée très vite comme une future licorne, Blade obtenait en 2019 une place dans la première promotion du Next40, une sélection gouvernementale des startups françaises les plus prometteuses, vitrine de l'écosystème.
Son produit Shadow est unique en son genre. Ce service sur abonnement permet d'utiliser un ordinateur ultra performant à distance, depuis une application sur ordinateur, tablette ou encore smartphone. Dans le jargon, cette technologie se range dans la catégorie du « cloud computing ». Autrement dit, Shadow permet à n'importe qui de bénéficier de la puissance d'un ordinateur dernier cri, même sur un smartphone ou un PC d'entrée de gamme, en faisant appel à une infrastructure dématérialisée et accessible via le cloud.
Dès sa création, Shadow a visé les « gamers », un public friand de jeux vidéo et qui souhaite y jouer dans les meilleures conditions matérielles possibles. La problématique pour ces utilisateurs est qu'un ordinateur haut de gamme coûte facilement plus de 2.000 euros, souvent sous forme de poste fixe, et n'est pas évident à entretenir. Pour 30 euros par mois, Shadow offrait donc un accès à distance à un matériel performant permettant de jouer à ses jeux préférés partout. Une seule condition pour que le service fonctionne correctement : une connexion internet suffisamment rapide et stable, c'est-à-dire la fibre. Un prérequis dont l'entreprise a sans cesse réduit l'exigence, améliorant sa technologie pour la rendre la moins consommatrice possible de bande passante.
C'est donc sur cette connectivité, composée de plusieurs briques logicielles, que la pépite a bâti sa plus-value. Pour réussir, elle devait faire en sorte que les utilisateurs ne ressentent pas de latence (décalage dû à la connexion) dans leurs parties de jeux vidéo. Pari tenu, ce qui a permis à la startup de créer une véritable communauté de passionnés autour de sa marque.
Un rêve englouti par des coûts d'infrastructure
Afin de promouvoir cette offre clinquante, difficile de trouver un meilleur représentant de l'esprit entrepreneurial que son dirigeant alors, Emmanuel Freund, un des trois co-fondateurs de la société. Technicien avant tout, le quadra séduisait par son charisme et ses propos tranchants. Surtout, il savait parler à ses clients, les gamers, l'étant lui-même. Freund semblait sorti du même moule que les dirigeants-fondateurs américains emblématiques. Rarement en costard, presque toujours en jean/t-shirt, il incarnait Shadow.
Avec un fondateur brillant sous les projecteurs et un projet à haute valeur technologique, il n'en fallait pas plus pour que la startup attire les investisseurs. De 2016 à 2019, Blade a ainsi levé 135 millions d'euros en 4 tours de table.
Mais la pépite n'a jamais réussi à surmonter un problème structurel présent dès sa création. Shadow donnait l'accès à des ordinateurs dans le cloud... mais n'était pas propriétaire de l'infrastructure cloud. Autrement dit, elle devait signer des contrats de location d'espace dans des data centers et construire ses propres serveurs. Des investissements colossaux, qui ont englouti l'argent des levées de fonds, et plongé la startup dans des difficultés financières et même opérationnelles, puisqu'elle se retrouvait incapable de répondre à la demande de son public.
Fini la startup, place à l'industrie
C'est dans ce contexte de tensions qu'entre en scène Eric Sele, le nouveau directeur général, à qui Jezby, le fonds du patron d'OVHCloud, lui a confié les rênes de son acquisition. Ancien des télécoms, il se présente plutôt comme un meneur d'homme, un opérationnel, qui joue aux jeux vidéo, mais uniquement avec ses enfants. Loin d'être une figure austère pour autant, le quadragénaire apporte à l'entreprise sa vision d'industrielle. Le message est clair : Blade - le nom va d'ailleurs prochainement disparaître au profit de Shadow - n'agira plus comme une startup.
« Avant c'était la tech qui dirigeait tout, maintenant c'est le modèle économique qui dirige. La technologie n'a pas forcément besoin de croître à perte », avance-t-il à La Tribune.
L'homme aime rappeler un slogan, emprunté aux Américains : « pay the rent, build the dream » [payez le loyer, construisez le rêve, ndlr]. Pour trouver la stabilité qui a échappé à ses prédécesseurs, Eric Sele a un atout de choix : son partenariat avec OVHCloud.
Fini les achats de serveurs, les réservations de data center, tout passe par le groupe introduit en Bourse. Autrement dit, Shadow peut enfin se concentrer sur son cœur d'activité, celle d'un fournisseur de service logiciel. « Ce n'est pas le métier d'un opérateur SaaS [software-as-a-service, Ndlr] de négocier des data centers », rappelle le nouveau dirigeant.
En plus de coûts réduits, le nouveau Shadow gagne avec son partenariat une flexibilité qui manquait cruellement à l'ancien. « Quand nous avons repris l'entreprise, plus de 15.000 clients étaient en file d'attente pour obtenir le service », raconte le dirigeant. La startup devait attendre plusieurs mois entre la commande de matériel pour les nouveaux clients et la livraison. Résultat : malgré la stratégie d'offre agressive déployée en 2019 - abonnement à partir de 12,99 euros par mois -, l'engouement n'a pas suivi car l'accès au service ne pouvait être délivré.
« On annonçait une livraison en mars 2022. Mais ce n'est pas une situation viable car quand les gamers voient un jeu dont ils ont envie, ils veulent y jouer immédiatement sur Shadow, ils ne veulent pas attendre plusieurs mois. »
Bien que la migration de son matériel dans les datacenters d'OVHCloud ne soit pas encore terminée, Shadow a pu d'ores et déjà réaliser 10.000 activations de comptes sur l'été, et 5.000 en septembre. « C'est important de retrouver une réactivité face au marché. Désormais, nous avons un seul interlocuteur, ce qui nous permet d'être plus flexibles », constate Eric Sele. L'entreprise s'engage désormais à activer les comptes sous 72 heures, afin de restaurer au plus vite une « confiance abîmée ».
Pour trouver le chemin de la profitabilité dès l'an prochain, Shadow compte convaincre 100.000 clients, contre 70.000 aujourd'hui. Ce pallier symbolique avait déjà été effleuré avant que les difficultés de l'entreprise fassent fuir un grand nombre de clients. Mais cette fois, les abonnements sont à un prix unique, de 29,99 euros par mois, similaire à l'offre historique. « Les offres à prix réduit de 2019 n'étaient pas viables. Rien qu'en électricité, un PC de gamer coûte entre 5 et 9 euros par mois », se justifie le dirigeant.
Vers le BtoB dès 2022 ?
Eric Sele confie à La Tribune qu'une fois le business historique stabilisé, de nouvelles verticales pourraient voir le jour. La question de la diversification de l'offre n'est pas nouvelle au sein de Shadow. Et pour cause : les gamers occupent les serveurs principalement entre 18h et minuit. La puissance de calcul du matériel n'est pratiquement pas mise à profit le reste du temps.
Logiquement, celle-ci pourrait être allouée aux personnes qui utilisent les ordinateurs en journée, c'est-à-dire les entreprises. Mais le nouveau dirigeant ne préfère pas s'avancer. « Nous voulons agir comme des industriels. Si on va sur le marché de l'entreprise, il faut montrer du sérieux : une annonce doit être suivi par du concret. »
En plus d'une fiabilité à démontrer, Shadow devra adapter son produit à de nouvelles exigences spécifiques aux entreprises, en termes de sécurité ou de réplication du stockage par exemple. Si cette vision se concrétise, Shadow pourrait ainsi devenir une offre SaaS intéressante dans l'écosystème applicatif d'OVHCloud, encore poussif.
Mais chaque chose en son temps. D'autant plus qu'aucune levée de fonds n'est prévue. Pour accompagner sa relance, l'entreprise va tout de même recruter pour passer ses effectifs de 126 à 180 salariés dans les mois à venir.
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