
Fin du suspense pour le Shadow, le PC dématérialisé dans le cloud de la startup française Blade. Alors que la société, à court de cash, avait déposé le bilan fin mars, le tribunal de commerce de Paris a décidé vendredi 30 avril d'accepter le projet de reprise de l'entrepreneur Octave Klaba, le fondateur et CEO du champion européen du cloud OVH, via son fonds d'investissement personnel Jezby.
L'entrepreneur-star de la French Tech reprend tous les salariés de l'entreprise -environ 120- et s'engage à lui apporter les moyens financiers de son développement.
La reprise de l'ensemble des équipes, l'apport de moyens financiers nouveaux et le partenariat sur le développement des infrastructures avec OVHCloud, vont doter Shadow d'une capacité de croissance à la fois durable et rentable, et d'une puissance d'innovation renouvelée au service de la qualité de l'expérience des clients gamers", a indiqué la société.
Octave Klaba faisait face à une offre concurrente portée par le groupe Iliad/Free (Xavier Niel) et six salariés du groupe, dont le directeur technique Jean-Baptiste Kempf.
"Les valeurs et la culture initiales ont été mises à mal par l'hypercroissance"
Pionnier du "cloud gaming", Blade a inventé le Shadow, un service sur abonnement d'ordinateur virtuel dans le "cloud". Concrètement, le Shadow prend la forme d'un simple boîtier, que l'on branche à n'importe quel écran (PC, smartphone, console...). Une application permet de retrouver son PC et tous ses programmes partout, sur n'importe quel support, à condition de pouvoir se connecter à Internet. Car le Shadow est dématérialisé : tous les composants, fruits de partenariats avec des géants comme AMD, Nvidia et Microsoft, sont hébergés dans les centres de données de Blade et accessibles via le cloud. Autrement dit, avec le Shadow, même un smartphone ou un ordinateur portable d'entrée de gamme peut devenir le meilleur PC du monde. Un paradis pour les passionnés de jeux vidéo, les gamers, qui peuvent jouer à des jeux très lourds sur une vieille machine ou sur un smartphone, avec une qualité optimale, sans avoir besoin de posséder eux-mêmes un ordinateur surpuissant.
Fondée en 2015 par les ingénieurs Emmanuel Freund, Stéphane Héliot et Asher Criou, la startup parisienne a levé au total une centaine de millions d'euros et a longtemps fait partie des principales potentielles licornes de la French Tech. L'entreprise avait tout pour réussir : un marché extrêmement porteur -le cloud gaming, qui a explosé avec la pandémie de la Covid-19-, une nette avance technologique sur ses concurrents, et une communauté d'utilisateurs fidèles et passionnés, meilleurs ambassadeurs de la marque.
A tel point que la startup, présente en France, Europe et Etats-Unis, n'arrivait pas à répondre à la demande : ses levées de fonds successives -dont 51 millions d'euros en juin 2017 et 30 millions d'euros en octobre 2019- visaient essentiellement à agrandir ses capacités d'hébergement, tout en se confrontant très vite à la saturation de ses capacités et sans trouver le chemin de la rentabilité. Fin 2020, Blade Shadow revendiquait près de 97.000 utilisateurs pour un chiffre d'affaires consolidé de 17 millions d'euros, largement insuffisant pour financer ses énormes coûts. A court de cash, l'entreprise n'a cette fois plus réussi à trouver des investisseurs pour la refinancer, en partie aussi à cause de l'explosion de la concurrence, notamment celle de Google et d'Amazon.
"Le modèle économique de Blade était très complexe car les coûts d'infrastructures sont colossaux dans le cloud gaming, il faut sans cesse investir dans les datacenters alors que les concurrents montent en puissance avec des moyens beaucoup plus importants", raconte à La Tribune Emmanuel Freund, le cofondateur et premier CEO de la société.
Selon l'entrepreneur, l'hypercroissance a été fatale à l'entreprise. "Les valeurs et la culture initiale se sont un peu perdues, nous avons laissés entrer dans la bergerie des investisseurs avec des valeurs et visions du marché différentes, il y a eu de nombreux désaccords stratégiques", confie-t-il. En 2019, Emmanuel Freund a fini par céder son poste de CEO car il était en désaccord avec les choix poussés par les nouveaux actionnaires de la société, notamment la décision, cruciale, de continuer à fabriquer ses propres serveurs informatiques -via un partenariat avec le partenaire historique 2CRSi-, plutôt que de passer par... OVH, comme le souhaitait l'entrepreneur. En 2020, Emmanuel Freund a carrément quitté l'entreprise pour se consacrer à sa nouvelle startup, l'edtech PowerZ, qui utilise les codes des jeux vidéos au service de l'éducation.
"L'ironie est que j'ai pris de la distance car les investisseurs ont refusé en 2019 ce qui finit par arriver en 2021, c'est-à-dire abandonner la construction de nos propres infrastructures pour passer par OVH. Le projet d'Octave Klaba, c'est celui que je voulais et c'est à mon avis une excellente chose pour l'entreprise. Dommage qu'il ait fallu passer par le tribunal de commerce pour cela".
Secteur porteur, mais rentabilité difficile à atteindre
Le cloud gaming, "le domaine le plus exigeant de la tech" selon Octave Klaba, a selon les experts le potentiel de remplacer à terme les consoles de jeu, grâce au développement de centres informatiques géants et à l'accès du grand public au très haut débit. Preuve de son potentiel, les géants de la tech ont investi le secteur. Google, avec son service Stadia, et Amazon, avec Luna, ont lancé leur propre offre, tout comme Microsoft. Ces trois géants sont aussi les trois leaders mondiaux des infrastructures cloud, ce qui les positionne idéalement car ils détiennent déjà les infrastructures nécessaires.
Le plan d'Octave Klaba pour Blade Shadow prévoit la reprise des actifs pour 5 millions d'euros, et un refinancement d'une trentaine de millions d'euros. La nouvelle Blade Shadow n'aura plus à investir elle-même dans ses infrastructures, qui seront apportées par OVHCloud. Celle-ci pourra les mutualiser plus facilement avec d'autres utilisateurs -notamment ceux de la future suite bureautique européenne que voudrait lancer Octave Klaba.
La quasi-totalité des effectifs de l'entreprise doivent être conservés, à l'exception notable de l'actuel CTO, Jean-Baptiste Kempf, qui a déjà annoncé son départ. Jean-Baptiste Kempf est lui même une autre star chez les geeks français, ayant été la cheville ouvrière du développement de VLC, le lecteur multimédia français qui a fait le tour de la planète, et qui reste, à ce jour, le plus succès tech français.
"Les deux offres présentées", celles d'Octave Klaba et celle d'Iliad/Free "étaient très proches", a indiqué à l'AFP Me François Kopf, l'avocat qui représentait Jezby dans la procédure. Mais l'offre gagnante "avait le soutien de l'administrateur judiciaire, du représentant des créanciers" et de l'un des cofondateurs, Stéphane Héliot, a-t-il indiqué. Et le tribunal a relevé la "constance" d'Octave Klaba dans "son implication et son engagement", a-t-il ajouté.
Sujets les + commentés