Après avoir mené entre avril et octobre le rachat le plus chaotique de l'histoire économique, Elon Musk dirige Twitter de la même manière : par l'impulsivité et le chaos. Depuis qu'il a officiellement pris le contrôle du réseau social le 28 octobre, l'homme le plus riche du monde s'est déjà octroyé les pleins pouvoirs - la précédente équipe a été renvoyée fissa et le conseil d'administration a été « provisoirement » dissous - et n'en finit plus de sidérer les observateurs.
En une semaine à peine, le nouveau patron, réputé visionnaire pour ses succès passés (Paypal, Tesla et SpaceX), a déjà mis Twitter sens dessus-dessous en prenant trois décisions majeures aux conséquences profondes. La première a été de renvoyer, par courriel et du jour au lendemain, la moitié des salariés de l'entreprise dans le monde - soit 3.500 personnes ! -... avant d'en rappeler certains en catastrophe car Twitter ne peut fonctionner sans eux. La deuxième est le pivot à l'aveugle du modèle économique de l'entreprise, qui dépendait quasi-exclusivement de la publicité, en lançant un abonnement de 8 dollars par mois, sans vérification d'identité : Twitter Blue permet à n'importe qui de faire certifier son compte par une coche bleue et de bénéficier d'une visibilité algorithmique accrue qui devrait faire exploser la viralité des fake news. Enfin, le nouveau patron a également pris position de manière ouverte dans la vie politique américaine en appelant ses 114 millions de followers à voter pour les Républicains lors des élections de mi-mandat, pour contrer la présidence démocrate de Joe Biden.
A ces séismes pour Twitter s'ajoutent une multitude d'aberrations, graves en soi mais éclipsées par le reste. Elon Musk a en effet : relayé un article d'un site conspirationniste répandant une fake news sur l'agression du mari de la présidente de la chambre des représentants, la démocrate Nancy Pelosi; trollé la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, laquelle a ensuite accusé le milliardaire de lui avoir restreint momentanément l'accès à Twitter suite à un tweet qu'il aurait mal pris ; publié une photo qui était utilisée dans la propagande nazie ; donné l'air de fixer le prix de l'abonnement Twitter Blue en répondant à une plainte de l'auteur Stephen King ; moqué le réseau social concurrent Mastodon ; exclu arbitrairement des personnalités non-amicales...
Le comportement erratique d'Elon Musk, aux antipodes de ce qu'on attend du dirigeant de l'un des médias sociaux les plus influents au monde, a immédiatement provoqué la fuite des annonceurs. Dès le 29 octobre, le constructeur américain General Motors suspendait ses investissements publicitaires sur Twitter, dans l'attente de « comprendre la direction de la plateforme sous son nouveau propriétaire ». Dans la foulée, L'Oréal, General Mills, Audi, Volkswagen ou encore Pfizer, entre autres, lui ont emboîté le pas. Une vraie hémorragie, qui a poussé Elon Musk à dénoncer une chute « massive » du chiffre d'affaires de Twitter, imputable selon lui aux pressions des « activistes »... alors même que la plupart des annonceurs ont justifié leur retrait par l'attitude inquiétante du milliardaire.
Donald Trump et Elon Musk, même combat pour la « post-vérité »
S'il est aujourd'hui difficile de répondre à la question du pourquoi Elon Musk agit de la sorte - improvisation totale, agenda politique, coup de billard à plusieurs bandes pour favoriser ses autres entreprises ? -, une chose est claire : son attitude inédite ces derniers mois marque l'irruption de l'ère de la "post-vérité" dans la sphère économique.
Bien qu'ancienne, la notion de post-vérité est réapparue en 2016 lors de la campagne présidentielle de Donald Trump, au point d'entrer dans le dictionnaire d'Oxford. La post-vérité se caractérise par l'idée que la croyance en des « vérités alternatives » (ce terme a été revendiqué par Trump lui-même) a autant de valeur, sinon plus, que des faits établis scientifiquement - comme l'existence du Covid-19, par exemple -, car ces faits seraient en réalité manipulés contre l'intérêt du peuple, avec la complicité des médias traditionnels. Ses partisans, comme Donald Trump, refusent de fait le socle du débat démocratique, c'est-à-dire qu'une politique se construit à partir de l'interprétation de faits communs à tous.
Dans l'ère de la post-vérité, il n'y a plus de référentiel commun sur ce qu'est un fait, ce qui divise la société en deux camps irréconciliables. En découle une perte de sens sur la notion-même de vérité, qui devient une croyance comme une autre. L'un des exemples les plus significatifs de cette nouvelle ère est l'investiture de Donald Trump, en janvier 2017. Des photos prises au même endroit au même moment à 8 ans d'intervalle permettent d'affirmer que la foule était beaucoup moins nombreuse que pour Barack Obama en 2009. Mais Donald Trump s'est réjoui d'une affluence historique. Justification de la Maison-Blanche : « On ne peut jamais vraiment quantifier une foule », d'après la conseillère présidentielle Kellyanne Conway, qui revendique alors des « faits alternatifs » à ceux des photos. « Quand les faits ne marchent pas et que les électeurs ne font pas confiance aux médias, écrivait le journal The Guardian en 2016, tout le monde finit par croire sa propre "vérité". Et les résultats peuvent être catastrophiques. »
Les réseaux sociaux sont le terrain privilégié de cette bataille culturelle, comme l'a montré le scandale Cambridge Analytica. L'amplification algorithmique des contenus qui déclenchent le plus d'émotions, au cœur du modèle économique des Facebook et autres Twitter, est l'allié naturel des partisans des vérités alternatives. Mais la modération des contenus, notamment des fake news, est un obstacle. Elon Musk est, depuis plusieurs années, l'un des principaux contempteurs des médias traditionnels et l'un des principaux avocats de la liberté d'expression totale. Il a souvent défendu Donald Trump, notamment lors de son exclusion de Twitter suite à l'insurrection du Capitole du 6 janvier 2021, attisée par l'ancien président sur les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, il n'est pas étonnant qu'une fois devenu patron de Twitter, la première décision forte d'Elon Musk a été d'instaurer un abonnement mensuel de 8 dollars par mois, Twitter Blue, qui a pour but affiché de mettre sur un pied d'égalité le journalisme institutionnel et ce que Musk appelle le « journalisme citoyen ».
[Attaqué pour avoir partagé une fausse information au sujet de l'agression du mari de la présidente de la chambre des représentants Nancy Pelosi, Elon Musk riposte en présentant le journal The New York Times comme un site publiant des fake news]
L'abonnement de 8 dollars, une autoroute pour les « faits alternatifs »
Pour cette somme, l'utilisateur bénéficie d'une coche bleue à côté de son nom, gage de certification qui était jusqu'à présent gratuit et réservé uniquement aux utilisateurs jouissant d'une légitimité statutaire - politiques, marques, journalistes, artistes... -, et dont les publications peuvent être considérées d'intérêt public.
Mais avec ce nouveau système, c'est l'argent qui décide qui peut bénéficier de la coche bleue. Et la certification ne signifie plus que l'identité a été vérifiée, puisque Twitter ne demande aucune justification. N'importe qui peut donc, sous pseudo ou en prenant un faux nom, obtenir un compte certifié et jouir de l'influence qui va avec. Payer 8 dollars donne également accès à moitié moins de publicités, à la possibilité de poster des vidéos longues et des textes non-soumis à la limitation des 140 caractères, et surtout donne l'assurance de voir ses contenus favorisés par l'algorithme.
Autrement dit, Twitter Blue est un paradis pour les « faits alternatifs ». Si leurs propagateurs peuvent payer, ils bénéficieront non seulement de la caisse de résonance habituelle du réseau social, mais celle-ci sera amplifiée par les privilèges du coche bleu et la légitimité associée à ces comptes « certifiés ».
Dès son lancement le week-end dernier -avant d'être stoppé dimanche jusqu'après les « midterms » -, Twitter Blue a étalé l'ampleur des dérives qu'il permet. Plusieurs personnes, dont l'humoriste américaine Kathy Griffin, se sont amusés à certifier un compte sous l'identité d'Elon Musk lui-même, forçant le patron à clarifier que quiconque se certifierait sous une fausse identité sans indiquer qu'il s'agit d'une parodie, serait exclu de la plateforme. Pire, des comptes complotistes/négationnistes ont profité de l'aubaine pour répandre leur discours avec la bénédiction de la certification Twitter, comme le montre cette image :
[« L'Holocauste n'est jamais arrivé tout est faux pour enterrer ce qu'ils ont fait à nos ancêtres #Faits », écrit le compte certifié Junior Galette]
Twitter Blue est donc la façon, pour Elon Musk, d'appliquer à Twitter sa vision totale de la liberté d'expression, selon laquelle toute opinion peut être exprimée du moment qu'elle ne tombe pas sous le coup de la loi. Et si elle devait y succomber, pas sûr que le Twitter version Musk puisse y faire grand-chose : d'après des médias américains, 15% des effectifs de la modération ont été décimés par le plan social du nouveau patron. C'est moins que d'autres services, dont certains ont été complètement supprimés (notamment celui dédié à l'inclusivité et celui sur la transparence des algorithmes), mais Twitter était déjà considéré comme l'un des réseaux sociaux les moins efficaces pour contrer les contenus haineux et hors la loi.
Elon Musk n'avance même pas masqué : la dimension très politique de Twitter Blue transparaissait dès l'annonce du service. « Le système actuel de seigneurs et paysans de Twitter pour qui a ou n'a pas une coche bleu est n'importe quoi. Pouvoir au peuple ! Blue pour 8 dollars par mois », tweetait le milliardaire.
Si certains, comme la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, ont relevé le paradoxe évident de revendiquer la démocratisation de Twitter tout en demandant de payer 8 dollars par mois - une somme que beaucoup d'utilisateurs ne pourront pas mettre -, ils semblent avoir mal compris le propos d'Elon Musk. Le « pouvoir au peuple » revendiqué ne se réfère pas à la sélection darwinienne par l'argent, mais à la fin de la hiérarchie qui était établie par le fait d'accepter la certification uniquement pour les journalistes, politiques et autres personnalités. C'est la démocratisation de tous les faits : les comptes déjà certifiés garderont leur coche bleue sans payer, mais tous les « journalistes citoyens » chers à Elon Musk, peu importe si leurs tweets sont basés sur des faits, obtiennent le même statut sur la plateforme.
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La post-vérité comme arme de déstabilisation dès le début
Le nouvel abonnement imaginé par Elon Musk semble donc confirmer des craintes exprimées dès l'annonce du rachat en avril : l'opération comprenait bien une forte dimension politique. Dans le chaos du rachat de la plateforme, la seule constante d'Elon Musk depuis janvier 2022 -le moment où il a commencé à acheter discrètement des actions Twitter- a été ses critiques contre le fonctionnement, la gestion et la partialité supposée du réseau social.
Celles-ci ont été particulièrement virulentes de fin avril - le moment où Twitter a accepté la proposition de rachat pour 44 milliards de dollars - à mi-juillet -quand Musk a annoncé vouloir annuler le rachat. Pendant cette période, jamais un candidat au rachat d'une entreprise n'a fait autant d'efforts pour saboter lui-même le deal, fragilisant sa cible et faisant descendre sa valeur en Bourse, par ailleurs chahutée par la dégradation du contexte macroéconomique.
Pour sortir du deal, Musk a invoqué pendant des mois une « vérité alternative », étayée par aucun fait, sur le nombre de bots sur la plateforme. Une critique sortie de nulle part : Musk avait accéléré lui-même le processus de due diligence (les vérifications) préalable au dépôt de son offre de rachat, alors que cette étape lui aurait donné le temps nécessaire de creuser cette question. Elon Musk affirmait, sans aucune preuve ni méthodologie crédible de calcul, que Twitter comprenait au moins 20% de faux utilisateurs. Au contraire, la plateforme déclare depuis des années -méthodologie et obligation légale de transparence vis-à-vis des marchés à l'appui- qu'il n'y en a que maximum 5%. Mais Elon Musk s'est jeté sur un angle mort : Twitter admet lui-même qu'il n'existe aucun consensus dans la méthode de calcul et que sa méthodologie est imparfaite. L'entrepreneur a donc utilisé ce flou pour exiger l'annulation du rachat. S'il avait réussi, il aurait porté un énorme coup à la valorisation et à la réputation de Twitter, une entreprise par ailleurs déjà fortement critiquée pour son incapacité à trouver un modèle économique pérenne et à faire croître sa base d'utilisateurs.
Finalement, Twitter a porté l'affaire en justice pour forcer Musk à honorer sa promesse d'achat. Et même les révélations d'un lanceur d'alerte sur la cybersécurité de l'entreprise, en août, n'ont pas suffi à solidifier son dossier, qui manquait cruellement de preuves. Musk s'est donc évité au dernier moment un procès perdu d'avance en acceptant le rachat au prix initial.
Se retrouve-t-il aujourd'hui coincé avec un réseau social qu'il souhaitait juste fragiliser en faisant semblant de vouloir racheter ? Ou a-t-il toujours voulu acheter Twitter, mais à un prix inférieur ? Impossible de le dire. Quoi qu'il en soit, Elon Musk est désormais le patron du réseau social et l'a sorti de la Bourse, ce qui signifie qu'il n'a plus d'obligations de transparence vis-à-vis du public. En fin de semaine dernière, l'entreprise Bot Sentinel, qui traque les comportements sur Twitter par l'analyse quotidienne de 3,1 millions de comptes, a estimé que 875.000 utilisateurs ont désactivé leur compte entre le 28 octobre et le 1er novembre, suite à la prise de pouvoir d'Elon Musk. Mais le nouveau patron s'est vanté dans un tweet que l'utilisation de la plateforme « est à un plus haut historique » et qu'il « espère que les serveurs ne vont pas planter ». Que croire ? Bienvenue dans l'ère du « post-truth Twitter ».
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