La crise de la tech, révélateur d'un changement d'ère

Difficultés de financement, percée fulgurante de l’intelligence artificielle, tensions géopolitiques… Alors que le numérique connaît de fortes turbulences, la première édition de Tech for Future, organisée le 6 mars au Grand Rex, à Paris, par La Tribune, a mis en lumière plusieurs tendances, qui placent le secteur au cœur des enjeux géopolitiques et ouvrent une nouvelle ère de l’innovation dans laquelle l’Europe a des atouts. « De quoi cette crise est-elle le nom ? » était ainsi le thème du débat d’ouverture, décrypté par Olivier Sichel, directeur général délégué de la Caisse des dépôts et directeur de la Banque des territoires, Asma Mhalla, maître de conférences à Columbia, Sciences Po et Polytechnique, Marie Ekeland, entrepreneure et fondatrice de 2050, et Mounir Mahjoubi-Jozefowicz, ancien secrétaire d’Etat au Numérique et cofondateur d’Eversy.
Asma Mhalla, Olivier Sichel, et Mounir Mahjoubi-Jozefowicz au Tech For Future 2023.
Asma Mhalla, Olivier Sichel, et Mounir Mahjoubi-Jozefowicz au Tech For Future 2023. (Crédits : dr)

Serait-ce un « Big Reset » ? En bon français, une réinitialisation ? La crise mondiale que traverse la tech depuis quelques temps a en tout cas de quoi soulever cette question. Plongée des valorisations boursières pour les géants numériques, hausse des taux d'intérêt, investissements en chute libre, faillite de la plateforme d'échanges de cryptomonnaies FTX ainsi que celle, retentissante, de la banque californienne des startups, la Silicon Valley Bank (SVB)... Autant dire que depuis quelque temps, des vents mauvais soufflent sur le secteur du numérique. « Nous sommes à un tournant financier », a lancé Olivier Sichel, directeur général délégué de la Caisse des dépôts et directeur de la Banque des territoires, en ouvrant le débat.

A un tournant géopolitique, aussi, à l'heure de la guerre en Ukraine et des tensions sino-américaines, notamment liées à TikTok. Et enfin, à un tournant technologique, avec l'arrivée de ChatGPT d'OpenAI, qui a relancé l'engouement pour l'intelligence artificielle (IA) et détourné les yeux des autres technologies, dont le métavers... « J'ajouterais un tournant philosophique et politique », analyse ce dirigeant, signataire de la lettre ouverte d'Elon Musk et de centaines d'experts demandant, du fait des risques de désinformation et de perte de contrôle, un moratoire de six mois sur les projets d'IA et davantage de réglementation. « Ce que dit cette tribune, c'est que tous ces risques ne doivent pas être délégués à des leaders de la tech non élus. Ce ne sont pas eux qui doivent décider, poursuit Olivier Sichel. Il faut mettre en place une gouvernance avec des 'policy makers' », donc à base de décisions politiques. Une véritable révolution pour la Silicon Valley, qui a prêché pendant des années que « le code faisait la loi ». Place, désormais, à la loi, qui va définir le code.

Rivalités sino-américaines

« Est-ce que nous vivons actuellement une révolution ? Je ne crois pas », tempère toutefois Asma Mallah, maître de conférences à Columbia, Sciences Po et Polytechnique. « Les innovations technologiques s'inscrivent dans des courbes de temps long, dans des progressions, c'est un processus », explique-t-elle. La tendance, en fait, c'est que « tout est en passe de devenir totalement symbiotique », poursuit-elle. Entre réel et virtuel, vrai et faux, les frontières sont de plus en plus difficiles à tracer. Mais la question fondamentale, pointe cette spécialiste de la géopolitique du numérique, n'est pas technologique - elle est politique. « Nous sommes dans un moment de recomposition des blocs, de chahutage de l'ordre mondial tel que nous l'avons connu jusqu'ici. Et la rivalité se joue avant tout entre les Etats-Unis et la Chine, en particulier sur la question technologique. »

Dans cette compétition, parmi les grands combats figure l'IA, puisque celle-ci « est duale, civile et militaire, et va cristalliser ces jeux de puissance et de pouvoir », développe Asma Mhalla. Autrement dit, si l'IA militaire apporte précision, vitesse et autonomie, le premier qui gagne dominera le monde. « Les géants technologiques sont le bras armé de leur Etat d'origine », analyse cette chercheuse. Ainsi, les firmes américaines le sont pour leur gouvernement et les chinoises de même pour Pékin. Autre élément de la rivalité sino-américaine, la polémique autour de TikTok, après Huawei. « TikTok avait l'ambition de devenir un point d'accès (aux données) pour tout ou partie de la population américaine. Il devenait ainsi un enjeu de sûreté nationale pour les Etats-Unis », explique-t-elle. Sans oublier que la question technologique converge d'ailleurs parfois avec les enjeux climatiques, eux aussi terrains de rivalité sur l'échiquier mondial. Rien d'étonnant dès lors que l'administration Biden ait volé au secours des clients de la Silicon Valley Bank. « La SVB finançait plus de 1.500 startups de la climate tech qui, ensuite, allaient demander des subventions et des aides via le fameux Inflation Reduction Act, l'un des actes fondateurs de la compétitivité américaine aujourd'hui », conclut-elle. Et Olivier Sichel de marteler : « Il y a un grand retour de l'Etat et du politique. »

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Une nouvelle ère européenne ?

Compte tenu de cette nouvelle donne, comment, malgré son retard, le Vieux continent pourrait-il tirer son épingle du jeu ? Déjà, pour Mounir Mahjoubi-Jozefowicz, ancien secrétaire d'Etat au Numérique et cofondateur de la place de marché de seconde main Eversy, le règlement général sur la protection des données, le RGPD, qui fête ses cinq ans, est « un énorme atout ». Si, à ses débuts, ce règlement soulevait des inquiétudes, « la plupart des jeunes entreprises innovantes trouvent que cela leur est plutôt bénéfique », dit-il en saluant l'arrivée du futur règlement européen sur l'IA, qui va tenter d'encadrer l'usage et la commercialisation des intelligences artificielles et d'être « intelligent et un peu complexe... », ajoute-t-il. Reste à savoir avec quel modèle de tech l'Europe fonctionnera. « Nous ne réalisons pas à quel point nous avons récupéré une idéologie et une cosmogonie 'siliconienne' », indique à cet égard Marie Ekeland, entrepreneure et fondatrice du fonds d'investissement 2050. « Mais ce n'est pas la seule manière de développer la technologie. Elle doit être au service d'une structure sociale », avance celle qui défend une technologie au service d'une transformation durable et d'une économie alignée sur les intérêts de la société et de la planète.

« Je ne crois pas que les Français et les Européens aient importé à 100 % cette culture californienne, notamment parce que nous avons un entrepreneuriat qui est davantage né du collectif », nuance Mounir Mahjoubi-Jozefowicz. L'ex-secrétaire d'Etat affiche résolument son optimisme : à l'heure où la French Tech célèbre ses dix ans et face aux Gafam et autres plateformes géantes - qui, d'ailleurs, ne sont plus des startups mais « de grosses entreprises, avec les problématiques qui vont avec, une nouvelle ère de la transformation numérique, de l'innovation, des entrepreneurs français commence, assure-t-il. Elle se fait au niveau européen - et surtout avec, au cœur, l'impact. »

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