Les géants Apple et Facebook vont-ils "vampiriser" la presse en ligne ?

Apple, avec sa nouvelle application "News", et Facebook, avec "Instant Article", accélèrent leur offensive sur la presse en ligne en se positionnant comme des intermédiaires incontournables entre les médias et leurs lecteurs.
Sylvain Rolland
En se passant de l'audience liée à la redirection du trafic issu de Facebook et des utilisateurs d'Apple qui n'auront plus besoin d'aller directement sur leurs applications, les médias s'assurent une baisse de leur audience

Pour acheter sur Internet, le consommateur privilégie de plus en plus des plateformes comme Amazon ou Cdiscount, plutôt que d'aller directement sur le site des marques. Ils y trouvent, entre autres, davantage de choix. Pour lire la presse en ligne, même démarche?

En annonçant, quasi-simultanément, l'arrivée imminente de leurs applications News et Instant Article, les géants Apple et Facebook ambitionnent ni plus ni moins que de court-circuiter les médias. Leurs nouveaux services pourraient changer la manière dont leurs utilisateurs, qui se comptent en millions dans chaque pays où ils sont présents, consomment leur information.

L'info sur mesure

Dévoilé lors la "Keynote" d'Apple, la grand-messe annuelle des développeurs de la marque à la Pomme qui s'est tenue en début de semaine, News promet d'offrir une sélection personnalisée d'articles de médias partenaires. Ce faisant, News va plus loin que Newstand, le kiosque numérique, lancé en 2011, qu'il remplace.

Car cette fois, Apple va héberger directement les articles qu'un algorithme aura sélectionnés en fonction des goûts et des habitudes de lecture de chacun. Autrement dit, le mobinaute (ou l'utilisateur d'iPad) pourra lire un article, dans son intégralité, directement depuis l'application d'Apple... et donc sans fréquenter le site ou l'application du média en question.

L'initiative rappelle très fortement Instant Article, le nouvel outil de Facebook qui incorpore les articles de presse de neuf médias partenaires dans l'application du réseau social. Mais pas seulement. Récemment, tous les géants de la high-tech se sont découverts une passion pour la presse. En janvier dernier, l'appli de messages éphémères Snapchat a lancé Discover, un portail qui permet à 11 médias très populaires, dont CNN, MTV, Cosmopolitan, le National Geographic, People et Vice, de partager des photos, vidéos et articles avec les utilisateurs de l'appli. Même le leader mondial du streaming musical Spotify s'y est mis en s'ouvrant aux vidéos d'actualités.

Vampiriser les internautes/mobinautes

Si on ajoute le rachat récent du Washington Post par Amazon, ou celui d'AOL (qui détient notamment les sites Techcrunch et Huffington Post) par le câblo-opérateur Verizon, on se rend compte que les géants du net s'appliquent à créer de véritables écosystèmes autour de leur marque, comme l'a déjà fait Google et, dans une moindre mesure, Apple.

Pour Emmanuel Parody, le secrétaire général du Geste, qui représente les éditeurs de contenus et de services en ligne, les géants du net sont en train de "verrouiller" leurs utilisateurs.

"Les plateformes comme Facebook et Apple se disent ouvertes, mais, en réalité, elles sont en train de se refermer complètement sur leur propre écosystème. A cause du mobile, le nerf de la guerre en termes de revenus publicitaires, les géants du net supportent de moins en moins que leurs utilisateurs sortent de leur plateforme. L'un des moyens pour les retenir le plus longtemps possible est de proposer des contenus de presse, car ils créent de la récurrence. Cela leur permet d'améliorer leur monétisation et de prouver la pérennité de leur modèle économique".

Dans cette ère de la course au contenu ou du "contenu-roi", les géants du net tentent, progressivement, de fournir à l'internaute/mobinaute tout ce qu'il attend de son expérience sur la Toile. Le site Business Insider résume : "En ligne, les gens ne veulent pas faire grand-chose : acheter et vendre, communiquer, jouer, et regarder des contenus, que ce soient des articles d'actualité, des programmes, de la musique, des vidéos de chats ou du porno".

Pourquoi un Google, un Facebook ou un Apple ne pourrait-il pas répondre à toutes ces attentes? Si on imagine mal les géants du net se lancer dans le contenu pour adultes, force est de constater qu'ils élargissent au fur et à mesure les services qu'ils proposent à leurs utilisateurs.

A ce petit jeu, Google a déjà pris une longueur d'avance grâce à la puissance de son moteur de recherche (95% du marché en France, 90% en Europe, près de 70% aux Etats-Unis) et à son système d'exploitation Android, qui domine le marché des API, notamment en Europe.

Facebook, qui misait jusqu'à présent sur la publicité et les jeux en ligne, travaille sur son propre moteur de recherche et se tourne vers les médias pour séduire les annonceurs.

Apple, de son côté, lance une stratégie agressive pour refaire son retard sur Google. Grâce à son système d'exploitation iOS, la Pomme fait le pari que ses millions d'utilisateurs se laisseront tenter par son service d'articles de presse ou par son application de streaming musical, de la même manière qu'ils ont précédemment modifié leurs usages au fur et à mesure des nouveaux produits lancés par la marque.

Les médias attirés par la pub et l'audience

Si la logique paraît cohérente pour les géants du net, qui, en fidélisant davantage les utilisateurs, augmentent leur audience et donc leur valeur sur le marché publicitaire, l'intérêt pour les médias d'abandonner la diffusion exclusive de leurs articles apparaît à double-tranchant.

Au rayon des avantages, la perspective de toucher une audience inespérée fait saliver les médias partenaires, à l'image du New York Times, qui participe à la fois à l'initiative de Facebook et à celle d'Apple.

"L'avantage de participer aux plateformes des autres est d'accéder à une distribution potentiellement beaucoup plus vaste en touchant plusieurs millions de consommateurs. C'est une opportunité pour faire connaître notre journalisme à des gens qui ne s'y intéressaient pas", argumente Mark Thompson, le PDG du prestigieux quotidien new-yorkais.

Pour convaincre les médias de leur laisser diffuser leurs articles à leur place, Facebook et Apple promettent qu'ils n'interféreront pas dans l'éditorial. Mais Facebook a déjà démontré sa sensibilité envers les images montrant de la nudité ou de la violence. Exit, donc, les articles sur les Femen ou sur la guerre en Syrie?

Facebook et Apple ont également lâché du lest sur les revenus publicitaires. Ainsi, les médias pourront vendre eux-mêmes la publicité présente sur les articles hébergés par News et Instant Article, et garder 100% des revenus. En revanche, s'ils laissent Facebook ou Apple gérer l'intendance, ils n'en récupéreront "que" 70%. Le "sacrifice" n'en est pas vraiment un pour Facebook et Apple, qui profiteront de toutes façons de l'augmentation du temps passé par les utilisateurs sur leur plateforme pour vendre plus cher leurs espaces publicitaires.

Les nouveaux revenus vont-ils compenser la perte d'audience ?

Le risque pour les médias est donc non seulement de perdre une partie de leur audience au profit de Facebook et d'Apple, mais aussi de rompre le contact direct avec le lectorat, notamment jeune et connecté, c'est-à-dire l'avenir. Ce qui reviendrait à contribuer à changer le mode de consommation de l'information à leurs dépens, valider un système dans lequel les géants du web seraient les premiers fournisseurs de l'information sans en être les producteurs.

Cette dépendance n'est pas nouvelle. Mais elle s'accentue. Jusqu'à présent, les médias coexistaient avec les géants du web, qu'ils utilisaient pour gonfler leur audience. Les moteurs de recherche de Google et de Yahoo apportent, en France et ailleurs, une part non négligeable de l'audience des sites d'information. Tout comme Facebook et, dans une moindre mesure, Twitter.

En se passant de l'audience liée à la redirection du trafic issu de Facebook et des utilisateurs d'Apple qui n'auront plus besoin d'aller directement sur leurs applications, les médias s'assurent une baisse de leur audience... sans régler pour autant le problème de leur dépendance aux moteurs de recherche.

Le pari qui vise à compenser la perte d'audience par des revenus publicitaires plus importants semble risqué, selon Emmanuel Parody :

"L'offre de conserver 70% ou 100% des revenus pub paraît généreuse au premier abord, mais les médias ne sont pas à l'abri d'un changement futur des conditions d'utilisation, précise Emmanuel Parody. De plus, on ne sait pas encore quels seront les formats publicitaires, ni ce qu'ils rapporteront vraiment. Les médias toucheront une ligne de revenus supplémentaire, c'est certain, mais cela ne suffira pas pour assurer leur pérennité car leur modèle économique ne dépend pas uniquement de l'audience".

Pas un "Armageddon" pour la presse

Inutile, cependant, de céder à la panique. Si l'avenir des médias se joue aussi dans les grandes plateformes sociales, les précédentes tentatives des géants du net pour s'accaparer une partie des contenus en ligne incitent à la modération. News et Instant Article pourraient bien ne pas être un "Armageddon" pour la presse.

"Yahoo, MSN et AOL publient depuis des années des articles complets sur leurs plateformes en échange d'un partage des revenus publicitaires avec les médias, sans que personne ne s'en offusque", relativise Emmanuel Parody.

Quant à la puissance de Facebook et Apple, "ni l'un ni l'autre n'a prouvé sa capacité à intéresser les lecteurs sur des sujets sérieux et au cœur des positionnements de sites d'actualité", rappelle le secrétaire général du Geste. Autrement dit, Facebook, qui privilégie le buzz, risque de ne pas offrir une assez grande visibilité aux articles pour concurrencer vraiment la capacité d'attraction des sites généralistes.

L'échec de Facebook Paper, lancé l'an dernier, qui se voulait une appli proposant un "journal personnalisé" en compilant l'actu de plusieurs sites d'info selon ses centres d'intérêts, montre aussi que la route est encore longue. L'initiative d'Apple lui ressemble sur beaucoup d'aspects. A la différence près -et peut-être cruciale- que News s'impose comme un véritable agrégateur de contenus, là où Paper se contentait de rediriger le lecteur sur le site du journal. Le détail qui pourrait faire la différence ?

Sylvain Rolland

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