La deeptech française, roue de secours de la tech en crise ?

Porteuses de solutions pour demain et clés de la souveraineté technologique, les pépites qui développent des innovations de rupture ne cessent d’éclore dans l’Hexagone. Ces startups peinent toutefois à trouver des investisseurs privés, frileux face au temps long de la R&D. Dans un contexte de chute de financement dans la tech au niveau mondial, les deeptech semblent toutefois avoir davantage d'arguments que les pépites du digital pour triompher de la crise.
Georges-Olivier Reymond, le CEO de Pasqal, leader européen du quantique, à l'événement de La Tribune Tech for Future, le 6 avril 2023.
Georges-Olivier Reymond, le CEO de Pasqal, leader européen du quantique, à l'événement de La Tribune Tech for Future, le 6 avril 2023. (Crédits : Georges Vignal)

Technologies quantiques, robotique, mais aussi biothérapies ou aide à la transition écologique : après dix années marquées par l'innovation numérique, la French Tech entre dans une deuxième phase. Celle-ci est placée sous le signe des entreprises de la deeptech, autrement dit, de l'innovation profonde et de rupture.

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« Une révolution technologique s'ouvre dans des secteurs stratégiques », a entonné la directrice de la Mission French Tech, Clara Chappaz, en ouverture de la table ronde « Financer les deeptech, un enjeu crucial », qui s'est déroulée le 6 mars dernier au Grand Rex de Paris dans le cadre de la première édition de Tech for Future, le grand événement tech de la rédaction de La Tribune.

Sorties des laboratoires de recherche, ces innovations portées par des startups visent à apporter des solutions aux grands enjeux de société et à redessiner le monde de demain.

« Il n'y a aucune raison que ces entreprises ne soient pas européennes et françaises, puisque nous avons les talents et l'expérience de la French Tech. Nous pouvons construire ici les leaders de cette révolution technologique », a-t-elle martelé.

1.800 startups deeptech sur les plus de 20.000 de la French Tech

Si elle ne représente encore qu'une petite proportion des 20.000 startups de la tech tricolore, la deeptech se renforce. Quatre ans après le lancement du plan Deeptech par Bpifrance, le paysage français en compte 1.800. L'an dernier, 320 de ces jeunes pousses ont été créées, soit le double comparé à 2018. Certes, c'est encore loin de l'ambition initiale des 500 créations annuelles d'ici à 2025.

« Mais nous voyons bien que nous sommes dans une dynamique », estime Paul-François Fournier, directeur exécutif innovation et membre du Comité exécutif de Bpifrance.

Parmi ces jeunes sociétés, 45 % sont dans le domaine de la santé, 25 % dans la greentech et près d'un tiers travaillent sur « des sujets liés à la souveraineté : les semi-conducteurs, le quantique, la robotique - autrement dit des domaines dans lesquels maîtriser les briques technologiques est essentiel », a-t-il détaillé.

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Autre fait distinctif, à la différence des jeunes pousses du numérique, souvent parisiennes, les startups issues des centres de recherche sont basées en région. Et elles ont souvent besoin de créer des usines...

« Avec l'Etat, nous avons travaillé il y a deux ans au lancement d'un plan qui commence aujourd'hui à permettre de créer ces usines, de réindustrialiser et d'intégrer les chaînes de valeur existantes, a-t-il ajouté. Il s'agit de mettre de la technologie au cœur de filières - qui parfois en ont bien besoin. »

Le directeur exécutif innovation de la banque publique en est convaincu : « Avec ces deeptech, nous avons un moyen incroyable de réindustrialiser au sein de filières majeures et dans des territoires » qui ont besoin d'un renouvellement d'activités et d'usines, a-t-il conclu.

Des investisseurs frileux

Reste qu'avant de produire en masse et de commercialiser un produit, les innovations de la deeptech requièrent des années de R&D. Pour ce faire, elles ont besoin de lever des fonds auprès des acteurs du capital-risque. Or, « ils nous demandent souvent d'avoir des clients », témoigne Lucile Derly, cofondatrice d'Arterya. L'entreprise développe un dispositif médical pour aider les praticiens à trouver facilement les artères. Sa cofondatrice est à la recherche d'un deuxième tour de table pour financer ses essais cliniques.

« Mais dans le médical, tant que cette deuxième phase n'est pas terminée, c'est très difficile de trouver des clients. Nous ne pouvons évidemment pas faire signer un hôpital pour 10 000 exemplaires de notre dispositif si nous ne pouvons pas prouver que nous sommes efficaces et non dangereux », déplore-t-elle.

Un cercle vicieux, en quelque sorte. « On nous demande de présenter des preuves, d'avancer et de sécuriser notre produit, mais pour pouvoir le faire, il nous faut de l'argent ... », résume-t-elle. La solution ? « Nous allons chercher moins d'argent pour prouver un peu et rassurer, puis, par la suite, aller en chercher à nouveau », explique-t-elle.

Le parcours n'a pas non plus été aisé pour Pasqal, une pépite fondée en 2019, qui a levé 100 millions d'euros en janvier dernier ce qui constitue le record européen pour une startup du quantique. « Nous avons commencé par un tour de seed (amorçage) de 150.000 euros avec Quantonation, un investisseur spécialisé en deeptech et en quantique », rappelle Georges-Olivier Reymond, PDG de cette société spécialisée dans le calcul de haute performance à base d'atomes neutres. Un enjeu stratégique s'il en est, illustré par les différents plans nationaux en matière de quantique dont celui de la France, à hauteur de près de deux milliards d'euros.

« Grâce au plan français et à Bpifrance, nous avons pu trouver des compléments en investissement non dilutif (ndlr : qui n'ont pas d'impact sur l'actionnariat), poursuit-il. De quoi embaucher les premiers salariés, acheter le matériel et construire la première machine. De quoi aussi, créer de la valeur. Et quand vous allez voir des investisseurs pour lever des fonds, ils la voient », explique-t-il.

Après une série A de 25 millions d'euros, il y a deux ans, Pasqal s'est attaqué à la série B. « C'est là qu'on a du mal à trouver des investisseurs en France et en Europe parce que c'est nouveau, ils ne connaissent pas et hésitent à prendre des risques », soupire Georges-Olivier Reymond.

« Les investisseurs français me demandent du revenu. Nous avons de la chance, Pasqal en a... Mais ils me demandent un revenu récurrent - et là, ça se complique, puisque nous n'avons que quatre ans. En fait, les outils ne sont pas adaptés », juge-t-il.

La crise ukrainienne et le retournement du marché n'arrangent pas les choses. Pasqal n'a ainsi levé en début d'année que la moitié du montant escompté, dans un contexte marqué par une concurrence accrue. En outre, la pépite a dû faire appel à un fonds d'investissement étranger, le Singapourien Temasek. « J'aurais aimé que le lead [l'investisseur principal, Ndlr] soit Français, parce qu'il y a de vrais enjeux de souveraineté et de stratégie, que la recherche a été faite en France et que, potentiellement, nous pouvons devenir des leaders mondiaux du quantique », ajoute le dirigeant.

Rôle crucial de Bpifrance

Reste donc à construire un véritable écosystème du capital-risque autour de la deeptech en France.

« Notre travail est d'essayer de faire en sorte qu'il y ait de plus en plus de fonds deeptech, à l'amorçage puis, ensuite, sur de gros tickets. Cela prend du temps. Nous le voyons sur le numérique, c'est au bout de dix ans que nous commençons à avoir des fonds à taille européenne, avance pour sa part Paul-François Fournier. Nous y mettons les moyens - des investissements élevés en fonds de fonds. C'est l'Etat qui mobilise au travers des plans Tibi. »

Un plan Tibi 2 est attendu depuis le début de l'année, après une première édition qui avait réuni 6 milliards d'euros investis par les bancassureurs dans la tech, notamment pour de gros tours de table.

De son côté, BNP Paribas fait partie des LP [limited partners, Ndlr], ces investisseurs qui financent les fonds de capital-risque. « L'un de nos enjeux est d'augmenter notre allocation d'investissement sur la deeptech, rassure Xavier Chopard, directeur transformation, innovation et marketing de BNP Paribas. Nous allons ainsi continuer d'investir dans les fonds santé », en plus d'augmenter l'allocation dans l'industrie et la greentech.

La deeptech, un secteur résilient

Par ailleurs, au-delà de l'equity, « il y a aussi la partie de financement non-dilutive. L'une de nos discussions actuelles avec la Mission French Tech et Bpifrance est de trouver des outils de financement qui permettent d'intégrer des modèles avec des temps plus longs pour les mises sur le marché, et davantage d'intensité en capex (ndrl : dépenses d'investissement) », précise-t-il.

Enfin, l'environnement macroéconomique difficile (taux d'intérêts, crise d'approvisionnement en matériaux, tensions géopolitiques), et l'effondrement des levées de fonds de la tech au premier trimestre de cette année (-68% sur un an), font planer des risques sur la deeptech, alors même qu'elle devient de plus en plus stratégique.

« Les chiffres que nous avons sur les deux premiers mois de cette année concernant la deeptech sont moins catastrophiques que pour le reste de l'écosystème. C'est environ -10 %, ce qui illustre la résilience du secteur », tempère Paul-François Fournier.

Le directeur exécutif innovation de Bpifrance affiche un bel optimisme. « Tout ce que nous faisons, avec des moyens considérables, nous prépare à une sortie de crise qui sera associée à un fort dynamisme par rapport à d'autres pays. Les crises, c'est aussi un moment clé pour faire la différence », conclut-il. Tout un pari...

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Commentaire 1
à écrit le 12/04/2023 à 7:24
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La "tech" française est tellement "deep" qu'on est pas près de la voir remonter du fond... ;)

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