L'argent privé, la grande faiblesse du financement des deeptech en France

Alors que l'écosystème des startups deeptech ne cesse de se renforcer depuis 2018, l'Etat appelle le secteur privé, notamment les investisseurs institutionnels, à continuer les efforts pour financer l'innovation de rupture, clé de la souveraineté technologique de la France. L'objectif : boucler le plus rapidement possible « Tibi 2 », la nouvelle salve de financements pour la tech,que le gouvernement espère annoncer d'ici à quelques semaines, et qui devrait allouer une partie de son enveloppe aux deeptech.
Sylvain Rolland
(Crédits : Reuters)

« Nous jouons notre part, à vous de jouer la vôtre ». Tel est, en filigrane, le message adressé par Bpifrance aux investisseurs institutionnels lors du traditionnel bilan annuel du « plan deeptech ». Lancé en 2018, ce plan sectoriel de soutien aux innovations de rupture nées dans les laboratoires de la recherche française, vise à engendrer la création de 500 startups deeptech par an à l'horizon 2030, dans tous les domaines : intelligence artificielle, nouveaux matériaux, technologies quantiques, robotique, production et stockage de l'énergie, biotechnologies, nouvelles filières industrielles...

Doté initialement de 3 milliards d'euros mais rallongé de 500 millions d'euros en 2022, ce plan de soutien de l'Etat, via son bras armé Bpifrance, développe en fait un véritable « écosystème de la deeptech » en France en connectant les laboratoires de recherche avec les entrepreneurs de la tech, les investisseurs et les aides à l'innovation.

« Le plan deeptech créé les ponts qui n'existaient pas, ou trop peu, entre la recherche publique et le secteur privé pour valoriser les nombreuses innovations de rupture qui dorment dans les laboratoires et qui pourraient contribuer à répondre aux grands défis économiques, sociétaux et environnementaux de la prochaine décennie », explique Paul-François Fournier, le directeur exécutif de Bpifrance.

Et, au passage, relancer l'industrie française en créant les emplois industriels de demain dans tous les territoires. « La deeptech est la pierre angulaire de la réindustrialisation. Ce qui nous paraissait deux mondes distincts -le monde de la tech centré sur le numérique, et le monde de l'industrie centré sur l'usine- sont en train de se marier et de s'enrichir l'un et l'autre », ajoute-t-il.

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La crise s'est fait sentir sur les deeptech

Les objectifs du plan deeptech à l'horizon 2030 sont ambitieux : 500 nouvelles startups par an, 100 nouveaux sites industriels par an et 10 licornes -startups non cotées valorisées au moins 1 milliard d'euros. Pour l'heure, le compte n'y est pas, mais l'écosystème deeptech s'est encore consolidé en 2022, malgré la crise qui frappe la tech et qui impacte le financement des startups. Le nombre de pépites deeptech créées l'an dernier est ainsi passé à 320, contre 252 en 2021 et à peine 160 en 2018, l'année de lancement du plan sectoriel. Soit le double en seulement quatre ans.

Mais le nombre global de startups deeptech reste autour de 1.800, stable sur un an, ce qui signifie que la mortalité des pépites reste importante. De plus, la part des deeptech dans le French Tech 120, le classement des startups françaises les plus performantes, a régressé : de 23% dans la promotion 2022 à 20% dans la sélection 2023 annoncée en février dernier. Le nombre de licornes deeptech, lui, reste stable, à cinq d'après Bpifrance : OVHCloud, Ledger, Owkin, Exotec et Shift Technology. En réalité, ce chiffre tombe à trois puisque OVHCloud n'est plus une licorne depuis son introduction en Bourse fin 2021, et que Owkin n'a plus son siège social en France.

Malgré tout, la deeptech continue de générer des emplois et donc d'amplifier son ancrage dans le paysage économique français : 50.000 emplois ont été créés en France en 2022 dans les nombreuses entreprises du secteur. Plusieurs sites industriels majeurs ont été inaugurés l'an dernier, notamment celui de Ynsect (élevage d'insectes pour l'alimentation animale et végétale, à Poulainville dans les Hauts-de-France), de Lactips (fabrication de polymère biosourcé sans plastique et biodégradable pour l'emballage alimentaire industriel, à Saint-Paul-en-Jarez en région Aura), ou encore de Umiami (fabrication d'alternatives végétales à la viande et au poisson à Duppigheim dans le Grand Est).

En revanche, le rythme de création d'usines deeptech a ralenti sous l'effet de crise : le nombre de sites industriels actifs est passé de 102 fin 2021 à 118 fin 2022, alors que 62 projets de création d'usine étaient répertoriés dans les tuyaux fin 2021. Peu se sont concrétisés.

Sur le plan des investissements, 2022 a été moins bon que 2021, ce qui révèle l'impact de la crise. Bpifrance a investi l'an dernier 318 millions d'euros en direct dans les startups deeptech, soit une baisse de 15% par rapport à 2021 (375 millions d'euros). La même chute s'observe dans les investissements indirects de Bpifrance « en fonds de fonds », c'est-à-dire en finançant des fonds d'investissement privés qui investissent eux-mêmes dans la deeptech. Cette enveloppe s'établit à 352 millions d'euros en 2022, contre 402 millions en 2021. Mais l'effet de levier reste important : d'après Bpifrance, les sommes investies indirectement dans les fonds privés ont engendré 6 milliards d'euros d'investissements.

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Nécessité d'adapter le capital-risque aux deeptech

L'année 2022 de la deeptech française est donc contrastée mais il suffit de dézoomer pour constater que le ralentissement lié à la conjoncture n'efface pas un vrai dynamisme. « Malgré la crise, l'écosystème deeptech ne fait que grandir et se renforcer. Depuis 2019, 1.700 startups ont reçu plus de 2 milliard d'euros de financements, et bénéficié de plus de 950 missions d'accompagnement. On s'approche de l'objectif de 500 nouvelles deeptech par an. Il y a un vrai engouement dans tous les territoires, on sent que la communauté a été construite et les ponts fonctionnent », indique Paul-François Fournier.

Comment se maintiendra cet écosystème en 2023, alors que la crise des financements s'apprête à frapper la French Tech de plein fouet ? D'après les experts consultés par La Tribune, le premier semestre 2023 va être rude pour la French Tech, avec une chute d'au moins 50% des montants levés par les startups tous secteurs confondus. Les deeptech devraient logiquement être touchées, même si certaines grosses opérations ont déjà été annoncées, à l'image des 100 millions d'euros levés par Pasqal, l'un des pionniers de l'informatique quantique. Mais son CEO et cofondateur, Georges-Olivier Reymond, cherchait « entre 200 et 300 millions d'euros » et a dû recourir à des fonds étrangers faute de trouver chaussure à son pied en France...

Bpifrance et le gouvernement sont parfaitement conscients de cette faiblesse : l'Etat porte le secteur à bouts de bras, mais il a désormais besoin que le privé prenne le relais. Si de plus en plus de fonds de capital-risque se convertissent aux deeptech, le mouvement est encore trop timide pour financer correctement ces startups, qui ont besoin de davantage d'argent et de temps pour transformer leur innovation de rupture en produit commercialisable. Ce qui a tendance à refroidir les investisseurs, surtout dans une période de crise où l'aversion au risque est plus forte.

« Bpifrance ne peut pas financer seul, plaide Paul-François Fournier. Notre activité en fonds de fonds est proportionnelle aux montants levés par les acteurs du capital-risque en fonds privé. Nous sommes à ce moment de bascule où tout l'écosystème s'est mis en ordre de marche, les ponts ont été construits, mais il ne manque que le passage à l'échelle, c'est-à-dire adapter le capital-risque, très axé sur l'innovation numérique, à l'ère de la deeptech ».

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Le plan « Tibi 2 » toujours dans les tuyaux mais peine à aboutir

D'après nos informations, le gouvernement espère annoncer « Tibi 2 » d'ici à quelques semaines. Ce plan de soutien au secteur de la tech prend la suite du premier « plan Tibi », du nom de l'économiste Philippe Tibi qui avait préconisé cette mesure dans un rapport. Le concept : mobiliser les investisseurs institutionnels, c'est-à-dire essentiellement les bancassureurs, pour financer la tech. Le premier « plan Tibi », qui s'est étalé sur la période 2019-2022, a poussé les bancassureurs à investir 6 milliards d'euros dans la tech, dont 3 milliards d'euros pour financer les gros tours de table de startups et 3 milliards d'euros pour développer le financement de l'entrée en Bourse, deux grosses faiblesses de la French Tech à l'époque.

Pour « Tibi 2 », qui est censé s'étaler sur la période 2023-2026, Emmanuel Macron chercherait, d'après nos informations, au moins 6 milliards d'euros de plus (au début, l'ambition était même à 10 milliards d'euros) pour continuer à financer les étapes d'hyper-croissance et d'entrée en Bourse des startups, mais aussi soutenir le financement d'amorçage et de pré-amorçage, qui tend à ralentir en France, et aussi les deeptech, ces innovations stratégiques pour la souveraineté technologique de la France et de l'Europe. Le chef de l'Etat espérait que Tibi 2 prendrait la relève de Tibi 1 dès janvier, mais il n'a toujours pas obtenu les engagements nécessaires des investisseurs institutionnels, ce qui l'a poussé à pousser un coup de gueule tonitruant le 20 février dernier, lors de la réception, à l'Elysée, du gratin de la French Tech.

Lors de la présentation du bilan d'étape du plan deeptech, Paul-François Fournier a confirmé que Tibi 2 sera bien annoncé « dans quelques semaines ou mois » et réaffirmé la nécessité d'obtenir des engagements des bancassureurs. « Tibi 2 sera  essentiel pour développer les deeptech, changer le paradigme du capital-risque en phase avec les objectifs de France 2030 », indique le dirigeant. Reste désormais à joindre le geste à la parole.

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Sylvain Rolland

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Commentaire 1
à écrit le 30/03/2023 à 2:35
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Faut etre inconscient pour aller risquer ses ecos dans une boite qui n'a rien mis ni prouve sur le marche. Voila le pb.Pas de confance pas de business.

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