France-Allemagne : le grand tournant

Cinquante ans après le traité de l'Élysée, la France et l'Allemagne traversent une période de doute sur la vision qu'elles ont de la résolution de la crise de la zone euro et de l'avenir de la gouvernance de l'Union européenne. Sur quelles bases le couple franco-allemand peut-il se reformer et pour quels objectifs ?
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Voici cinquante ans, la France et l'Allemagne choisissaient d'entrer dans l'histoire de l'Europe en alliés, à une époque où le souvenir des deux guerres mondiales était encore vivace et où cette réconciliation pouvait encore choquer ceux qui, en France, avaient combattu lors de ces conflits. Cette association allait pourtant conduire l'Europe dans une aventure nouvelle et donner naissance à une construction politique et économique unique au monde. Un demi-siècle après, l'Union européenne connaît une crise profonde, qui affecte l'institution la plus spectaculaire qu'elle ait inventée, la monnaie unique. Cette crise n'est pas de nature politique. Elle n'est pas le signe que le principe même de la construction européenne serait condamné par l'Histoire. Elle est le résultat d'une décennie au cours de laquelle a triomphé la thèse d'Hyman Minsky « Le Paradoxe de la tranquillité » : sur les marchés en général, trop de stabilité engendre l'instabilité car le capitalisme ne saurait se suffire trop longtemps de profits certains mais modestes. Comme l'expliquait Jean-Paul Betbèze, lors de la Journée de l'économie franco-allemande à Berlin, le 26 juin, « pendant que la BCE tranquillisait le monde en réussissant à stabiliser l'inflation à 2 % depuis la création de l'euro, on ne voyait pas les conséquences néfastes qu'aurait cette masse de crédits faits aux agents privés et aux États, à des conditions incroyables, faisant disparaître malencontreusement la notion de coût du risque, ce qui a caché les écarts de salaire et de compétitivité qui se creusaient au sein des économies de la zone euro ». La crise de la zone euro est donc autant une crise financière qu'une crise de gouvernance économique, une crise de vigilance des autorités européennes et donc indirectement, le signe que le couple franco-allemand n'a plus été en mesure, à partir du milieu des années 2000, d'assurer la stabilité de la construction européenne, ni de nourrir sa vision à long terme. Or de quoi a besoin l'Europe aujourd'hui ? De rétablir la confiance, de démontrer qu'elle a une stratégie pour le moyen terme, et qu'elle est capable de la mettre en ?uvre sous un leadership retrouvé. La France et l'Allemagne peuvent-elles incarner ce nouveau leadership et de quelle façon ? À Berlin et à Paris, les esprits phosphorent sur cette question. Depuis l'élection de François Hollande, le spectacle donné est plutôt celui d'une gesticulation à visées politiques, en France comme en Allemagne. En France, on tente d'accréditer que l'Allemagne d'Angela Merkel est contre la croissance et à Berlin, on explique assez benoîtement que la France de François Hollande monte en épingle la question des euro-obligations pour échapper aux réformes structurelles qu'il serait contraint de faire pour que la France soit en mesure d'honorer ses engagements de baisse du déficit et de la dette publique.
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Depuis quelques jours, le climat change. Les investisseurs sont en train de fuir le risque espagnol et italien. en Allemagne, comme le reconnaît l'économiste allemand Stefan Collignon, « la vision allemande de la gestion économique exportée telle quelle dans les pays du sud de l'Europe a provoqué des conséquences détestables et ce serait la fin de la zone euro si elles se développaient aussi en France. » en France, on commence à mesurer les difficultés de mise en ?uvre et la lenteur d'un plan de relance de la croissance qui ne serait assis que sur des grands travaux financés par des fonds structurels disponibles (question : pourquoi ces fonds le sont-ils encore alors que cela fait plus de deux ans que la zone euro est entrée en crise...) ou sur des emprunts, même avec l'appui des « Project bonds ». Un scepticisme partagé aussi en Allemagne : « S'il existe vraiment une marge de man?uvre de 120 ou 130 milliards d'euros en faveur de la croissance, pourquoi ne pas utiliser cet argent dans des programmes portant des résultats plus rapides, comme l'insertion des jeunes chômeurs », plaide Gertrud Traud, chef économiste de la Helaba Landesbank Hessen-Thüringen Girozentrale à Francfort. À Berlin, Angela Merkel, sans déroger à ses convictions les plus profondes, qui sont celles d'ailleurs d'un grand nombre de citoyens allemands, sur la nécessité d'impulser la croissance au moyen de réformes structurelles, évalue les risques qu'il y aurait à forcer la main de ses partenaires pour qu'ils acceptent la « vision allemande » de l'Europe. À Paris, François Hollande, tout en tirant le profit politique maximal du « volet croissance » ajouté au Traité budgétaire, est conscient que des réformes de gouvernance structurelles sont nécessaires afin de donner des signes clairs aux marchés qu'une volonté politique commune existe ; histoire d'éviter qu'un nouveau « run » des marchés ne prenne la France pour cible.

Arrêtons de parler du « modèle Allemand »

Autrement dit, l'Allemagne et la France, prenant la mesure des enjeux, seraient en train de faire des pas l'une vers l'autre. « La France et l'Allemagne doivent bouger maintenant », soutien Stefan Collignon. « Nous ne pouvons pas continuer comme cela, sur le thème de la croissance, comme sur celui de la rigueur des politiques budgétaires, il existe des champs d'innovation politique sur lesquels les deux gouvernements seraient bien inspirés de travailler ensemble. » Pour Andreas Schockenhoff, vice-président du groupe parlementaire CDU/CSU, « il faut arrêter de parler sans arrêt du "modèle allemand". Ce n'est pas un modèle, c'est un ensemble de règles de bonne gestion des finances publiques. Notre stratégie pour un avenir commun c'est d'être crédibles vis-à-vis des marchés, d'entamer concrètement les processus de réforme des politiques budgétaires en Europe, que les pays de la zone euro acceptent les dispositions prises en commun. Aller d'un sommet européen à l'autre sans décider de rien, ce n'est pas initier une démarche de nature à restaurer la confiance des marchés. L'intégration de l'Europe sera impulsée par les initiatives de la France et de l'Allemagne, ou ne sera pas. Mais il faut cesser d'en parler et agir. » Que peut-il se passer au cours des prochains mois?? Les dossiers sur lesquels les pays membres de la zone euro, et plus globalement, de l'Union européenne, doivent trancher, sont de deux natures. Il s'agit tout d'abord de finaliser les différents outils qui devraient permettre de séparer le risque bancaire du risque souverain. Le grand projet en discussion est celui de l'Union bancaire européenne (lire notre article L'union bancaire européenne, mode d'emploi). Il ne déclenche pas l'enthousiasme, notamment en Allemagne, car il porte en germe l'idée d'une mutualisation des bons et des mauvais risques financiers en Europe, et qu'il revient, en dernier ressort, à dégager les créanciers et les actionnaires de ces banques de leurs risque (lire à ce sujet l'analyse de Hans Werner Sinn, président de l'institut de recherche économique IFO, p. 26). Mais l'union bancaire répondrait à l'une des craintes des marchés sur la solvabilité du système bancaire européen. Des questions importantes semblent encore en suspens : cette union doit-elle être restreinte aux 17 pays membres de la zone euro ou aux 27 de l'Union comme le soutient la Commission ? Quelles banques seraient sous sa supervision, sachant que l'Allemagne est très réticente à l'idée que ses caisses d'épargne soient soumises à la régulation européenne ? Comment régler les sinistres transnationaux, par exemple dans le cas d'une filiale d'une banque espagnole faisant faillite en France ? Quelle serait l'étendue des pouvoirs du régulateur central (en l'occurrence la BCE) et quelles seraient les « spécialisations » des banques centrales des pays membres ? Comment seraient construits les fonds de garantie des dépôts et de secours, qui enserreraient les banques européennes dans un double filet de sécurité, et qui garantiront quoi exactement ? On conçoit bien que sur chacune de ces questions les discussions seront âpres, mais les enjeux sont majeurs pour restaurer la confiance globale dans le système bancaire européen. L'autre dossier sur la table des dirigeants européens est celui de l'intégration politique. Des propositions lourdes ont été faites par les grands institutionnels de l'Union européenne, de façon assez inattendue, il faut bien le reconnaître (lire l'article "L'ascension de "l'ultralogique" allemande"). Elles changent massivement la façon dont fonctionne l'exécutif européen. Il ne faut pas se tromper sur l'objectif de ces réformes?: faire en sorte que les politiques budgétaires des pays membres de la zone euro soient élaborées « en commun », ce qui revient à dire qu'elles seront examinées de façon croisée, et que d'une manière quasi certaine, elles seront donc sous la vigilance des plus vertueux. Dans ce dispositif, la France et l'Allemagne sont donc appelées à jouer un rôle central car, comme l'a rappelé à Berlin le 26 juin, Andreas Schockenhoff, les deux pays ont un agenda de convergence économique et fiscal sur le feu, prévoyant notamment une harmonisation de la fiscalité sur les entreprises. Sans aller jusque-là, l'idée de nommer un ministre du Budget franco-allemand, court encore dans les rangs de la CDU. Sur ce terrain de la réforme politique, il est encore difficile de mesurer la détermination d'Angela Merkel et de François Hollande. La première y voit le moyen d'encadrer les politiques économiques de la zone euro dans un cadre suffisamment strict pour que la tentation d'imposer à l'Allemagne de prendre en charge indirectement (par des hausses de salaires notamment) les écarts de compétitivité entre le nord et le sud de l'Europe n'ait plus lieu d'être. Elle semble décidée à aller assez loin dans les réformes politiques européennes pour parvenir à cet objectif. Wolfgang Schäuble a évoqué ces jours-ci que ces réformes seraient d'une telle portée qu'elles sortiraient peut-être de la loi constitutionnelle allemande et qu'il faudrait peut-être avoir recours au référendum ; ce qui, en Allemagne, n'est pas un mince événement politique. Et l'on ne peut séparer cette question du climat et de la conjoncture politique dans laquelle évolue Angela Merkel, dans la perspective des élections de l'année prochaine (lire l'article "Politique intérieure : la diagonale d'Angela").

La France a voyagé du nord au sud

Du côté français, on y voit moins clair. La question de la souveraineté est toujours exacerbée à droite comme à gauche. Mais le réalisme incite à prêter attention aux arguments de ceux qui militent pour une intégration budgétaire plus forte : un budget solide, garantie d'une croissance retrouvée et d'une compétitivité améliorée, et les marchés seront contents. Cela signifie que la France pourrait être à l'abri d'un retournement sur les taux de sa dette souveraine, ce qui vaut bien quelques contorsions avec le dogme de la souveraineté protégée à tout prix. « La France a voyagé du Nord au Sud ces derniers mois », analyse l'économiste Jean Pisani-Ferry. Il serait temps que ce voyage s'arrête. On le voit, une volonté existe de refaire de l'axe franco-allemand la colonne vertébrale de l'union européenne et de la zone euro. Elle est probablement plus forte que ce que l'on peut en apercevoir de l'extérieur. Mais les codes ont changé : le langage, les conditions politiques, les sujets, les personnalités des responsables politiques et leur propre sensibilité à l'histoire de l'Europe. C'est ce patrimoine commun qu'il faut revivifier et faire vivre au travers de nouveaux symboles, de nouveaux actes fondateurs, d'une nouvelle vision à long terme.

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