Un Chinois à Bruxelles (4/6) : Où Yen comprend que celui qui est sans pouvoir est responsable de tout

[ Série d'été - FICTION ] Yen Zhu est un jeune Chinois que son oncle Hu Zhu, dirigeant d'un fonds d'investissement, envoie au coeur des institutions européennes avec pour mission d'explorer le "centre" de l'Europe. Chaque soir, Yen Zhu écrit à son cher cousin resté en Chine, Xiao, à qui il confie ses impressions. Mais un mystérieux hacker -qui se fait appeler Alis Pink- a intercepté ses mails...
Lui qui n'a ni armée ni police, qui n'a aucune autorité sur la justice et gère un budget pour le moins limité, est rendu responsable de tous les maux qui font chaque jour la une de la presse

Bruxelles, le 18 juillet 2016

Cher Xiao,

Avant de partir, oncle Zhu m'avait dit : « On n'investit pas dans un projet sans avenir ; au mieux, on spécule contre ». Comme toujours avec lui, j'ignore s'il était sincère ou s'il a voulu me mettre sur une fausse piste. Je dois admettre que ce que j'entends me plonge dans des abîmes de perplexité (qui n'ont rien à voir avec leur bière diabolique). Selon Tresengue, le système central est en train de connaître une véritable révolution. « Mes enfants verront l'élection au suffrage universel du président de l'union... ou, disons, mes petits-enfants » Comme j'avouais ma surprise, il a eu ce mot, d'un goût douteux : « Ne faites pas ces yeux ronds ». Des yeux ronds, moi, un pur Han ! Puis il a éclaté de rire. Cet homme est étonnant : tantôt jovial, tantôt professoral.

Il y a deux ans, à la faveur du renouvellement de leur Parlement, une poignée de hauts responsables a voulu embrasser le système des partis multiples qui prévaut dans les provinces, m'a-t-il expliqué. Il faut savoir qu'on y retrouve les mêmes grandes familles politiques. En même temps qu'ils élisaient leurs députés à l'échelle de l'empire (mais j'hésite à présent à employer ce mot qu'affectionne oncle Zhu), les citoyens avaient été informés qu'ils choisissaient le président de la commission centrale qui serait issu du parti arrivé en tête du scrutin. Les partis avaient nommé leurs champions « Spitzenkandidaten ». Drôle de mot ! Tresengue m'a expliqué qu'il vient de l'allemand, la langue parlée dans la plus puissante de leurs provinces. Il assure que ce choix relève d'un « complot britannique », destiné à dresser le reste de l'Europe contre l'Allemagne dont les visées hégémoniques, au siècle dernier, ont laissé plusieurs fois l'Europe exsangue.

Le luxe d'avoir... 24 langues officielles

Tout comme chez nous, la question linguistique est ici très sensible. Mais au lieu d'imposer une seule langue officielle, ils se sont offert le luxe d'en avoir... 24, par respect pour leurs peuples, disent-ils. Moyennant quoi, ils emploient une armée de 2.500 traducteurs, chaque texte officiel devant être établi en 24 versions. Leurs interprètes, qui traduisent simultanément les interventions de tous leurs responsables pendant les réunions, fournissent 94.000 jours d'interprétariat par an. C'est comme si, chaque jour de l'année, ils étaient 300 à plancher simultanément dans leurs cabines pour passer du grec à l'anglais, de l'allemand à l'italien, du polonais à l'espagnol ! Le plus incroyable est que ce kaléidoscope linguistique est à peine audible dans les rues : depuis que je suis arrivé, je n'entends pratiquement parler que français ou anglais.

Toujours est-il que le poids prépondérant de la province allemande est d'autant mieux supporté qu'il ne s'accompagne pas d'une domination linguistique. Mais alors que le terme de « Spitzenkandidat » aurait pu alimenter la méfiance, les gens sont allés voter pour choisir leurs députés, ni plus ni moins nombreux que cinq ans auparavant.

Bien plus que les citoyens ordinaires, ces « têtes de liste » ont surtout embarrassé les dirigeants des provinces, car traditionnellement, ils choisissaient entre eux le chef de la commission centrale. Certains ont vécu cette innovation comme un mini-coup d'état. On m'a raconté qu'Angela Merkel, qui se fait appeler « chancelière » dans son pays, a mis plusieurs mois à renoncer à son droit de nomination direct et longtemps hésité sur le candidat de son propre parti. Ce qu'ils appellent la « démocratie » et fonde leur droit à gouverner était passé du côté de l'empire, et l'oligarchie de celui des provinces, quand le premier est habituellement présenté comme la dictature d'une élite sur les secondes.

Croissance des attentes et du dépit des peuples

A peine élu, le chef de la commission centrale, un dénommé Juncker, ancien dirigeant de la minuscule et richissime province du Luxembourg, s'est allié avec son principal adversaire, un Allemand nommé Schulz, qui venait de se faire réélire président du parlement. Après avoir croisé le fer pendant quelques mois, ils ont reformé un bloc compact, alliant à la fois leurs deux institutions : parlement et commission, et les deux partis dominants : l'un dit « populaire » et l'autre « socialiste », entre lesquels, si je comprends bien, les différences idéologiques ne semblent pas avoir l'épaisseur du papier à cigarettes de l'oncle Zhu. Ils ont appelé cela une « grande coalition », un terme qui lui plairait d'ailleurs beaucoup tant il semble prometteur d'harmonie.

Ce nouvel équilibre n'a pas empêché la lutte inégale avec les provinces de reprendre, comme tu peux l'imaginer. Mais il a créé une situation politique tout à fait nouvelle, selon Tresengue. Le jeu partisan a contaminé le centre envers lequel les attentes comme le dépit des peuples n'ont cessé de grandir. « Désormais, l'autorité des organes centraux n'est plus vraiment la matérialisation d'un impératif historique : rendre la guerre impossible par 'des réalisations concrètes créant des solidarités de faits', comme disaient les pères fondateurs. Mais elle ne peut pas non plus de se parer des atours de la 'volonté du peuple'. Les partis y jouent un rôle central, moins comme vecteur idéologique que parce qu'ils sont la fine trame sur laquelle se nouent des coalitions d'intérêts nationaux », a-t-il expliqué.

Sans pouvoir mais responsable de tout

Cela m'a rappelé ce mot de leur illustre stratège, Carl von Clausewitz, que le grand Mao Tsé Toung tenait en haute estime : "La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens." Ici, c'est la politique qui est la continuation de la guerre. Plus ces luttes d'intérêts sont vives, plus le centre est à la fois nécessaire et fragile. Depuis des mois, le président Juncker passe son temps à démentir des rumeurs sur sa propre démission. Lui qui n'a ni armée ni police, qui n'a aucune autorité sur la justice et gère un budget pour le moins limité, est rendu responsable de tous les maux qui font chaque jour la une de la presse : le manque de travail, les inégalités de revenu, l'insécurité, la peur de l'invasion par les populations voisines qui pensent trouver ici un eldorado, la réglementation tatillonne. Ces frustrations seraient à l'origine de la demande de sécession du Royaume-Uni, province dont Paulson est originaire, et dont la situation a donné à l'oncle Zhu l'idée de m'envoyer ici. En attendant de pouvoir t'en dire plus, je te souhaite, chez Xiao, de te bien porter.

Yen

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