La chute inouïe de la maison Lehman

Un patron détonnant, le goût de l'action, la religion du risque. De toutes les grandes banques de Wall Street, Lehman Brothers était la plus excessive et la plus sûre d'elle. Elle a pourtant sombré ce 15 septembre 2008, lâchée par les autorités. Retour sur la faillite qui a fait s'effondrer la planète finance.

La crise financière a un visage. Laid ? Beau ? Marquant, en tout cas. Le front haut, les yeux noirs, le nez busqué, la moue dédaigneuse. Richard S. Fuld junior, surnommé Dick, a quelque chose d'impérieux et de brutal dont il a toujours su jouer pour terroriser l'ennemi. Et quiconque voulait du mal à Lehman Brothers, la banque d'investissement qu'il avait façonnée à son image, était pour lui l'ennemi. En 1998, au moment de la faillite du hedge fund LTCM, la rumeur courait à Wall Street que Lehman allait s'écrouler. Pour Fuld, la source de la rumeur ne pouvait être que Goldman Sachs. « Le jour où je trouve celui qui colporte ça, je lui arrache le coeur en passant par la gorge », aurait-il dit à John Thain, l'un des dirigeants de Goldman Sachs à l'époque, en le regardant droit dans les yeux.

Voilà quel genre de chef était Dick Fuld. Marchant à l'instinct, le maître mot chez Lehman, et parano à mort. Dix ans plus tard, il faut croire que son tranchant s'était un peu émoussé : pour sauver sa boîte entraînée dans la spirale des subprimes, il a fait confiance presque aveuglément à Henry Paulson, le secrétaire au Trésor de George Bush. Un homme qui avait dirigé Goldman Sachs jusqu'en juin 2006. « On a une cote d'enfer au Trésor », écrivait Fuld après un dîner avec Paulson, le 12 avril 2008. Ce dernier s'était dit très inquiet pour l'avenir... de Merrill Lynch. Cinq mois plus tard, le lâchage de Lehman Brothers par le Trésor et la Réserve fédérale allait déclencher l'eeondrement de la planète finance.

À 62 ans, Richard Fuld avait derrière lui quarante-deux ans de maison. La petite firme de négoce montée en Alabama par les frères Lehman en 1850 avait fait bien du chemin : monter à New York, quitter les matières premières pour le capital-investissement, survivre à la grande dépression, s'imposer parmi les premières banques d'investissement de Wall Street au grand dam d'un establishment hostile aux juifs. Fuld y était entré comme trader. Avec son pote Joe Gregory, ils avaient fait les beaux jours de la salle des marchés dirigée par un fou furieux nommé Lew Glucksman. En 1983, celui-ci avait débarqué Pete Peterson, un banquier d'aeaires à l'ancienne qui venait de le prendre comme numéro deux, en lui faisant comprendre que l'argent, donc le pouvoir, était désormais du côté des traders. Il n'avait pas tardé à conduire la banque dans le mur, et avait dû vendre à American Express. Lehman Brothers ne reprit son indépendance que dix ans plus tard, avec Richard Fuld à la barre.

Passionné de sa boîte, il avait posé d'emblée ses conditions : les bonus seraient payés en actions et bloqués pendant cinq ans. On était là pour gagner de l'argent, plein d'argent, mais en équipe, pour la plus grande gloire de Lehman Brothers. Beaucoup, au milieu des années 1990, avaient trouvé la contrainte trop forte et préféré quitter « le navire amiral », comme l'appelait Fuld. Les autres n'ont pas trop eu à se plaindre. Pendant quatorze ans, la valeur de l'action a grimpé en moyenne de 25 % par an. Parmi toutes les fortunes qui se sont construites à Wall Street dans les premières années du millénaire, celles des gens de Lehman Brothers étaient les plus extravagantes. Peut-être parce qu'il avait c o m m e n c é dans la dèche, Joe Gregory, le double populaire et rigolard de Dick Fuld, vivait avec ostentation sa vie de milliardaire. Lassé des quatre- vingt-dix minutes de voiture quotidiennes entre son manoir de Long Island et la tour Lehman de la 7e Avenue, il s'était acheté un hélicoptère pour aller au bureau. Puis, constatant que l'engin ne pouvait pas voler par mauvais temps, il avait investi dans un hydravion...

Fuld la jouait plus classe. Il faisait partie des gros donateurs du Museum of Modern Arts. Acheteur inlassable d'oeuvres contemporaines, il expliquait : « Ma femme aime l'art et j'aime ma femme. » De toute façon, côté pierre, ils étaient parés. Cinq logis de superluxe, dont la maison qu'ils habitent toujours à Greenwich, dans le Connecticut (vingt pièces, piscine, court de tennis, court de squash), l'appartement de Park Avenue aujourd'hui mis en vente pour 32 millions de dollars, et la somptueuse villa de Floride que le banquier déchu a cédé à sa femme pour 100 dollars.

En six ans, Fuld avait gagné 480 millions de dollars. Cette somme ahurissante lui a été vivement reprochée au Congrès où il était convoqué le 6 octobre 2008, deux semaines après la faillite de la banque. Une séance expiatoire dont les images ont fait le tour du monde : Fuld pris à parti par des salariés de Lehman, l'air crâne sous les insultes ; les pancartes roses aux slogans lapidaires « escroc », « voleur », « honte » ; les mots très durs des élus : « Vous êtes l'incarnation du mal. Vous partez riche mais à cause de vous, le contribuable américain devra payer 700 milliards de dollars. » Le Gorille, comme on l'appelle, tente de se défendre. Il n'est pas responsable de la chute du système financier. Lui-même a perdu 1 milliard de dollars dans le naufrage. Tout simplement parce qu'il n'a jamais imaginé que Lehman Brothers pouvait disparaître.

« Jusqu'au jour où on me mettra en terre, je me demanderai pourquoi c'est arrivé. » Quand Richard Fuld fait cet aveu à ses accusateurs du Congrès, il se focalise bien sûr sur les dernières semaines, quand tous ses eeorts pour adosser la banque à un groupe plus fort ont échoué l'un après l'autre. Mais c'est bien plus tôt qu'il a manqué une marche. Le secret de Lehman, c'était l'audace avec laquelle il s'endettait pour investir : il empruntait 32 dollars pour 1 dollar de capital, quand Merrill Lynch ou Goldman Sachs ne dépassaient pas un eeet de levier de 25 pour 1. La hausse des taux d'intérêt entre 2004 et 2006 aurait pu l'asphyxier, mais les performances de l'immobilier et de la titrisation, les points forts de Lehman, masquaient le problème. Fin 2006, Mike Gelband, le responsable de l'immobilier, était venu dire à Richard Fuld : « Le monde change. Nous devons repenser notre modèle. » « Tu es trop conservateur », avait répondu le patron. Quelques semaines plus tard, Gelband et ceux qui pensaient comme lui ne faisaient plus partie de la maison. Et la course folle avait continué : les profits, les bonus, l'autosatisfaction.

Lehman Brothers, le 9 juin 2008, annonçait pour la première fois en 55 trimestres une perte de 1,8 milliard de dollars. Les cadres de la banque sommèrent Richard Fuld de faire un exemple : « Wall Street veut des têtes. » Il se sépara de son ami de toujours Joe Gregory, le président, et de sa directrice financière, la brillante Erin Callan. Le nouveau président, Herbert McDade, venait de la banque d'investissement. L'ère des traders touchait à sa fin. Fuld lui-même n'était plus maître du jeu. En juillet 2008, la spéculation avait commencé à jouer Lehmann à la baisse : « J'aurai leur peau », grondait Dick Fuld. Mais le Gorille avait cessé de faire peur. Le 9 septembre, JP Morgan exigeait de Lehman davantage de garanties pour ses prêts au jour le jour. « Ils nous piquent notre cash », enrageait Fuld. Personne ne prêtait plus, mais il ne voulait pas croire au pire : Bear Stearns avait été sauvé en mars, Fannie Mae et Freddie Mac venaient de l'être à leur tour. Fuld accablait de coups de fil son ami Paulson, au Trésor : il allait lui arranger le coup. Le 12 septembre, le rachat par Bank of America semblait acquis, mais Ken Lewis changea d'avis au dernier moment. Pendant quelques heures, le salut sembla venir de Barclay's, la grande banque britannique.

À 10 heures, le 14 septembre, le deal était conclu. Chez Lehman, on s'embrassait. À 10 h 15, contrordre. À Londres, les régulateurs refusaient que les problèmes financiers américains contaminent l'Angleterre. C'est Henry Paulson qui discuta avec eux au téléphone. Selon une autre version, le problème venait des actionnaires américains. Le dimanche 14 septembre au soir, le verdict tomba : « Lehman doit se déclarer en faillite. » Trois jours après la chute de Lehman Brothers, Richard Fuld reçut un appel d'Henry Paulson. « Tu as fait tout ce qui était humainement possible », lui dit le secrétaire du Trésor. Sur le visage tendu de Dick Fuld, un sourire amer se dessina. Jamais il ne comprendrait.

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