Un sauveur nommé Warren Buffett

Le 23 septembre 2008, dans le plus grand secret, la banque Goldman Sachs fait appel à l'homme le plus riche du monde pour qu'il entre à son capital. Le sage d'Omaha accepte le rôle de joker, mais en se faisant payer très cher. Il garde un bien mauvais souvenir de sa précédente expérience à Wall Street. Jamais plus ! Foi de Warren Bu1ett, jamais plus on ne le reprendrait à investir dans une banque de Wall Street.

  Rien que de repenser à l'a1aire Salomon Brothers, Warren se sentait sur des charbons ardents, comme un de ces steaks grillés qui font la réputation d'Omaha, la capitale du Nebraska. Le pire investissement d'une vie consacrée à l'investissement. En 1986, celui qu'on appelait déjà le sage d'Omaha avait, à la surprise générale, acheté 12 % de Salomon Brothers. La banque était menacée par un raider ? les OPA hostiles étaient le grand jeu à l'époque ? et Buffett endossait le rôle de chevalier blanc, bien rémunéré cela va de soi. L'aventure tourna au désastre. Avec le krach d'octobre 1987, il perdit personnellement 342 millions de dollars et la valeur de son fonds, Berkshire Hathaway, baissa d'un coup de 25 %. Peu après, un trader de Salomon Brothers qui s'était livré à des malversations sur le marché des bons du Trésor américains fut couvert par le président de la banque, John Gutfreund. Furieux, le Trésor décida alors de barrer Salomon Brothers de ses adjudications. Pour éviter cette sanction qui signifiait la mort, Warren Buffett quitta son Omaha chéri et prit personnellement les rênes de la banque new-yorkaise. Elle fut sauvée et Warren la dirigea jusqu'au moment où il put rentrer dans ses frais et retourner dans son Nebraska la tête haute. De cette expérience où il faillit perdre sa réputation et de probité et de perspicacité, il tira quelques-uns de ses célèbres aphorismes : « Cela ne sert à rien de courir sur la mauvaise route. » « Si vous ne connaissez pas les bijoux, connaissez le bijoutier. » « Lorsque vous recrutez quelqu'un, recherchez trois qualités : l'honnêteté, l'intelligence, l'énergie. Si la première manque, les deux autres vous détruiront. »

Pourtant, une décennie plus tard, Warren Bu1ett est de retour à Wall Street. Cette fois, c'est Goldman Sachs qu'il s'agit de sauver. Mais le contexte est bien di1érent. Quand éclate la crise financière de 2008, Warren Bu1ett a retrouvé sa légendaire confiance en soi. Il a été sacré meilleur investisseur du XXe siècle par une enquête de la firme de consulting Carson : quarante années d'allée, son fonds a battu les indices de référence de la Bourse de New York. Il est désormais l'homme le plus riche du monde, devant son ami Bill Gates : Forbes estime sa fortune à 62 milliards de dollars. Et il est devenu le plus grand philanthrope de l'histoire grâce au don de 37 milliards de dollars qu'il a fait en 2006 à la Fondation Bill-et- Melinda-Gates. Quelle revanche pour ce radin notoire ! Non, il n'est pas la copie conforme d'Oncle Picsou, le canard milliardaire inventé par Walt Disney. C'est vrai qu'il donne le moins d'argent possible à ses proches et roule dans une vieille voiture, mais quand il fait un gros chèque, pardon !

Comme aime à le dire Bu1ett, « c'est quand la marée se retire qu'on voit ceux qui nageaient sans maillot ». Eh bien, on a vu. La finance américaine a poussé si loin l'e1et de levier, elle a chargé ses bilans de tant de créances douteuses, sans parler des produits dérivés de ces créances douteuses, que personne ne sait plus ce qui vaut quoi. La méfiance s'installant, l'immense mécanique du refinancement interbancaire s'est grippée progressivement, jusqu'à l'arrêt complet. Les sociétés de crédits hypothécaires comme Countrywide sont tombées les premières, puis les banques d'investissement : Bear Stearns a été sauvée in extremis par JP Morgan et Merrill Lynch par Bank of America, mais Lehman Brothers a coulé, rachetée à vil prix par Barclays. Dans les jours de panique de la mi-septembre, Goldman Sachs et Morgan Stanley, les deux survivantes, ont obtenu le statut de banque généraliste : il leur permet de bénéficier de l'aide publique et de collecter des dépôts. Mais en attendant, elles ont besoin de capitaux, et vite. Morgan Stanley agit la première. Elle passe un accord avec Mitsubishi UFG qui rachètera jusqu'à 20 % de son capital. Et Goldman Sachs ? Entre toutes, cette grande institution doit absolument rétablir son crédit. Celui qui la dirigeait moins de deux ans auparavant est désormais secrétaire au Trésor et son autorité est en jeu. Henry Paulson a présenté au président Bush un plan de sauvetage du système bancaire d'un montant de 700 milliards de dollars qu'il va falloir faire avaler au Congrès un mois avant les élections. Le mardi 23 septembre, dans le plus grand secret, le conseil d'administration de Goldman Sachs décide de tenter sa chance auprès de Warren Bu1ett. Comment le convaincre, voilà le hic. Chacun sait qu'il est resté traumatisé par son aventure à Salomon Brothers. Le patron de Berkshire Hathaway ne perd jamais une occasion de cogner sur les « golden boys » à coups d'aphorismes : « Il y a plus d'argent volé avec la pointe d'un stylo qu'avec celle d'un fusil. » « Wall Street est le seul endroit où des gens qui roulent en Rolls suivent l'avis de personnes qui prennent le métro. »

Entre les 20 personnes réunies autour de la table du conseil, on ne sait laquelle a eu l'idée de contacter le seul homme capable de persuader Warren Bu1ett d'intervenir. Il s'appelle Byron Trott, il dirige les opérations de Goldman Sachs à Chicago. Bu1ett l'adore depuis qu'il a réalisé une très belle opération grâce à lui. Dans sa fameuse « Lettre aux actionnaires » lue comme parole d'Évangile par des millions de petits porteurs américains, il a encore dit du bien, récemment, de Byron Trott : « Byron a une qualité rare, pour un banquier d'investissement : il se met dans les godasses de ses clients. » C'est donc lui que les dirigeants de Goldman Sachs choisissent pour passer le coup de fil à Omaha. La conversation dure peu. Sans se faire prier, le septuagénaire dit banco.

Il s'en expliquera le lendemain sur CNBC, la chaîne de télévision du business. « Nous sommes confrontés à un Pearl Harbor économique », dit-il. Pour qu'un homme si placide, si terre à terre, compare la crise financière à l'agression japonaise qui a jeté l'Amérique dans la Seconde Guerre mondiale, c'est que la patrie est en danger. Et c'est en patriote qu'il alrme son soutien à Goldman Sachs et à l'Amérique, même si son raisonnement reste celui d'un investisseur : « L'économie américaine se redressera et ceux qui en posséderont une part s'en trouveront très, très bien. Dans cinq ans, dans dix ans, en regardant en arrière, nous constaterons qu'il y avait des a1aires extraordinaires à faire pendant cette période. » Un ou deux aphorismes « buffettiens » résument le propos : « Soyez avides quand les autres sont craintifs et méfiants quand les autres sont euphoriques. » « Ne pas acheter dans la période actuelle, c'est comme économiser le sexe pour ses vieux jours. »

Hé oui, Warren Bu1ett n'hésite pas devant les métaphores un peu égrillardes. Mais c'est une indication tout à fait trompeuse sur son caractère : contrairement à son maître en investissement, Benjamin Graham, il n'a jamais été un don Juan. Quand sa femme Susan l'a quitté en 1977, elle l'a confié aux bons soins d'une jolie fille qui servait de domestique au foyer : Astrid Menks occupe, depuis, la place laissée vacante. Et de toute façon, seul l'argent intéresse Warren Bu1ett : « Une folle nuit, pour lui, ce serait de lire les cours de la Bourse dans toutes les positions possibles », plaisante l'un de ses biographes.

Pour sauver Goldman Sachs, le bonhomme d'Omaha va donc se faire payer, et au prix fort. Il apporte 5 milliards de dollars en cash, plus l'aura de confiance qui entoure son nom. Il obtient en échange des actions préférentielles rémunérées 10 % par Goldman Sachs jusqu'à ce qu'elle veuille, ou puisse, les racheter. Un placement à 10 % dans la période actuelle, qui dit mieux ? Warren Bu1ett obtient aussi la possibilité d'acheter pour un montant de 5 milliards des actions ordinaires à 115 dollars pièce, un cours très avantageux, sachant que sa seule présence au capital a fait remonter l'action bien au-dessus de ce prix. Goldman Sachs ne rechigne pas : l'estampille Bu1ett vaut bien cela. La preuve, la banque lève 5 autres milliards dans la foulée sur un marché tétanisé par la crise. « Warren Bu1ett, c'est comme l'étalon or. Avec lui, vous montrez au marché que l'homme le plus malin du monde est prêt à vous apporter du cash. C'est une assurance pour pas cher », commentait un banquier après l'annonce du contrat.

Le problème, avec Warren, c'est qu'il est tout sauf un actionnaire dormant. Les vedettes de Goldman Sachs qui penseraient pouvoir recommencer à spéculer comme avant risquent de trouver le sage d'Omaha sur leur chemin. C'est Charlie Munger, ami et bras droit de Bu1ett depuis cinquante ans, qui donne le ton : « Je ne vois pas pourquoi on devrait laisser une des principales banques d'investissement, qui jouit d'une garantie publique parce qu'elle est trop grande pour faire faillite, être autre chose qu'un business très ennuyeux. » Or, quand Charlie parle, Warren, son cadet de six ans, écoute et apprécie : « Il est irremplaçable, Charlie. Il a son fan-club, et j'en fais partie. »

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