Forum de Yabuli : quand les entrepreneurs privés évoquent le futur de la Chine

Le Forum économique de Yabuli, organisé par le China Entrepreneur Club, qui regroupe les plus grands entrepreneurs privés chinois reflète les opinions et analyses des chefs d'entreprises chinois ouverts sur les réalités internationales, dont certains sont d'ailleurs membres du Parti, mais qui constituent l'aile la plus réformatrice et la plus en avance sur la vision de ce que pourrait être la Chine dans les années qui viennent. D'où l'intérêt de cette réunion, dont les échos ne parviennent que très affaiblis en Occident.
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J'ai donc eu la chance de me rendre, en tant que participant et speaker, au dernier forum économique de Yabuli. Ce Forum accueille environ 400 participants (dont moins d'une dizaine d'étrangers), dans la station de sports d'hiver de Yabuli. C'est ce qui se fait de mieux en Chine dans le genre, et c'est d'ailleurs là que le ClubMed est installé. Yabuli est situé près de Harbin, la capitale du nord (province d'Heilongjiang), point de passage économique et culturel avec la Russie. J'ai pu me rendre à Harbin dans l'avion de Guo Guang Chang, le président de Fosun, et dans lequel avaient pris place également Jack Ma d'Alibaba et Wang Jun Hao, le CEO du groupe June Yao. Naturellement, nous avons été reçu très officiellement par le maire de Harbin, le gouverneur de la région et les responsables locaux du Parti communiste.

De l'ensemble des discussions et débats et aussi de mes conversations privées, je reviens de Yabuli avec trois constats qui me paraissent très importants.

1/ Comme je l'écrivais dans l'un des précédents posts, la grande question que se posent les leaders chinois aujourd'hui c'est celle de la transformation sans heurts du modèle chinois. Dans la séance d'ouverture, deux économistes et penseurs de renom, Fred Zuliu Hu, fondateur et partner de la société d'investissement Primavera Capital Group et le professeur Zhang, chef économiste du China Entrepreneur Club, ont abondamment commenté le livre de Tocqueville, « L'Ancien Régime et la Révolution » et notamment les explications que donne Tocqueville sur la fin de l'Ancien Régime (isolement des classes sociales, goût du lucre et de l'enrichissement, absolutisme du pouvoir central).

La crainte que la Chine ne soit pas en mesure de faire l'économie d'une nouvelle révolution violente, est donc réelle. D'où ces références constantes aux « Lumières », à Tocqueville, à Adam Smith mais aussi aux réformes entreprises en Angleterre ( les « Reform Acts » de1832 et 1867) pour élargir la base électorale et ouvrit les portes du Parlement à des élus venant des grandes villes. Hu et Zhang ont aussi beaucoup parlé des réformes ayant mis fin à l'esclavage, et ont rappelé cette anecdote : peu avant sa mort, Georges Washington, Président des Etats-Unis, a demandé à son épouse Martha de libérer leurs 277 esclaves lorsqu'elle mourrait. Mais finalement, sa femme les a libérés un an environ après la disparition de son mari. D'où cette remarque de Zhang : « lorsque la femme du leader éprouve à ce point le sens du danger, alors il est de temps de changer... ». On ne saurait être plus clair : la Chine doit changer assez profondément et il n'est que temps d'impulser ces changements. Autre argument entendu : lorsque ce sont les privilèges qui fondent le pouvoir de ceux qui dirigent, et non l'inverse, alors leur fin est proche...

2/ L'urbanisation est un grand sujet, mais pour les entrepreneurs, il n'est pas exempt de dangers. Dans mes précédents posts, j'ai écrit à quel point, pour les actuels dirigeants chinois, l'urbanisation est la clé de la croissance chinoise de demain. Li Keqiang en fait l'un des socles du programme de gouvernement. A Yabuli, il n'y a pas de critiques frontales contre cette politique, mais nombreux sont ceux qui en soulignent les dangers et les risques. Pour certains orateurs, l'urbanisation est un mot d'ordre politique conçu pour tourner une page dans l'histoire économique et sociale de la Chine. Mais sa mise en pratique sera rien moins qu'aisée, et peut même s'avérer dangereuse.

La situation des villes aujourd'hui est difficile. Près de 220 millions de travailleurs chinois vivent dans des villes où ils ne sont pas enregistrés. Car pour l'instant, la Chine vit toujours sous le régime du hukou. Ce permis de résidence a été institué en 1958 et classe les Chinois en deux catégories, les urbains et les ruraux, et lie leur accès aux services sociaux au lieu où ils sont enregistrés. Ce qui signifie, en théorie, qu'un rural se rendant dans une ville, ne bénéficie plus de l'accès au soin ou aux transports gratuits, par exemple. Le système a été assoupli à la fin des années 90, notamment lorsque le contrôle des hukou a été transféré aux gouvernements locaux, et la distinction entre les résidents concerne désormais moins le fait qu'ils habitent à la campagne ou en ville, mais s'ils sont résidents permanents ou temporaires de l'endroit où ils sont enregistrés.

Dans certaines villes, seuls les résidents permanents peuvent avoir accès gratuitement à l'ensemble des services sociaux, alors que les résidents temporaires doivent payer pour bénéficier de ces services. Ainsi, 1% des habitants enregistrés dans les villes ont une chance d'aller à l'université, cette proportion tombe à 1 pour mille pour ceux qui n'ont pas de hukou pour la ville où ils résident. Les chiffres donnent un peu le vertige. Passer de 690 millions d'habitants dans les villes aujourd'hui (51% de la population) à 1 milliard d'habitants à 2030, suppose une vague de migration intérieure comparable aux grandes migrations historiques vers les Etats-Unis à la fin du XIXème siècle. Ce ne sont pas moins de 300 millions d'agriculteurs chinois qui devraient quitter leurs terres dans les vingt prochaines années.

Plutôt que de précipiter le phénomène de l'urbanisation, pourquoi pas ne pas, au contraire, essayer d'améliorer dès maintenant les conditions de vie dans les campagnes, se demandaient certains participants à Yabuli, pointant que dans certaines zones rurales, trois générations doivent encore se partager le même logement et que les équipements sanitaires sont loin d'être en nombre suffisant. Pour assurer à l'économie chinoise le rythme de croissance nécessaire, peut-être faut-il actionner d'autres leviers, comme celui de la démographie.

3/ L'immobilier va rester l'un des moteurs principaux de la croissance de l'activité en Chine. Il suffit de discuter avec les entrepreneurs chinois pour s'en convaincre. La construction répond à plusieurs besoins des acteurs économiques en Chine : elle procure des liquidités aux gouvernements locaux et régionaux qui peuvent vendre aux promoteurs et entreprises une partie de leur domaine foncier ; elle stabilise des dizaines de millions d'emplois pour les migrants qui viennent des campagnes ; elle alimente une bonne partie du secteur financier par le biais des crédits immobiliers ; elle créé des actifs tangibles, des biens que l'on peut « toucher » et dans lesquels les Chinois pensent qu'ils peuvent avoir confiance.

Cet attrait pour la pierre contrarie un peu les objectifs du gouvernement qui aimerait surtout développer le marché financier, et l'accent mis sur l'urbanisation est d'ailleurs dans cette logique.

4/ La robotisation est une donnée majeure, qui va probablement modifier beaucoup de paramètres dans le mode de production chinois et introduire des changements considérables dans la structure de l'emploi en Chine certes, mais aussi dans les pays industrialisés. Foxconn est un précurseur en la matière. Cette entreprise, d'origine taïwanaise, emploie environ 1,2 millions de salariés en Chine. D'ici à 2014, ils seront largement remplacés par des robots. D'ores et déjà, environ 30 000 Foxbots (c'est ainsi que l'on nomme ces robots) ont été installés. Un million de nouveaux robots ont été commandés. Leur mise en ?uvre plus rapide bute encore sur le fait que le temps de programmation de la machine pour l'adapter à un nouveau produit ou à une nouvelle gamme, est de quelques jours supérieur au temps de formation des travailleurs.

 

Mais cela sera corrigé d'ici peu. Chaque machine peut livrer le volume de travail de deux ouvriers. Le prix d'un Foxbot est d'aujourd'hui de 20 à 25 000 dollars, ce qui représente, compte tenu du niveau de rémunération de ce type d'emploi en Chine aujourd'hui, six années de salaire d'un ouvrier. Il est probable que nous allons entrer dans une nouvelle phase de robotisation de l'industrie, non seulement en Chine, mais aussi aux Etats-Unis, où les chercheurs sont très en pointe sur la question. Naturellement les effets de la robotisation sur la compétitivité et la productivité dans les pays où la main d'oeuvre est chère comme aux Etats-Unis ou en Europe, peuvent être encore plus spectaculaires que dans les pays à bas salaires.

Cette nouvelle donne de la robotisation est à prendre très au sérieux. Elle pose la question de la structure de l'emploi en Chine. Il sera nécessaire de requalifier une part non négligeable de la main d'?uvre mais aussi d'inventer de nouveaux types d'emplois et de métiers dont on n'a pas encore idée aujourd'hui, mais qui, en Chine, pourraient être liés à la volonté des autorités d'aller vers une société plus harmonieuse, de donner davantage de bonheur aux Chinois, ce qui est l'un des objectifs prioritaires de Xi Jinping lorsqu'il parle du bonheur comme une composante centrale du « Rêve Chinois », comme il existe un « Rêve Américain ». Il faut donc se préparer à une Chine où il y aura davantage de "marchands de bonheur", sous des formes et des métiers très divers, que d'ouvriers d'usine...

Pour conclure sur le Forum de Yabuli, je dirais qu'il existe en Chine une certaine pression des entrepreneurs privés sur les dirigeants politiques pour avancer plus rapidement sur la voie de l'économie de marché (ce qui impliquerait une diminution très importante du rôle du secteur public et des entreprises d'Etat dans l'activité économique du pays). Plus d'économie de marché, c'est aussi plus de démocratisation et c'est là que le bât blesse car pour certains dirigeants politiques, la démocratie signifierait la destruction de la Chine. Pour ceux-là, l'individualisme balaierait le système chinois. C'est entre ces deux voies, l'ouverture rapide vers le marché et le maintien du système actuel pour préserver la stabilité du pays, que le pouvoir va devoir louvoyer.

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Commentaires 2
à écrit le 06/05/2013 à 14:34
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En France, c'est le populisme qui est devenu la clef des privilèges... On aurait pu espérer que c'était la création de richesses pour tous (c'eût été trop simple).

à écrit le 21/03/2013 à 15:11
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je ne partage pas votre avis sur l'immobilier, par contre sur le reste je vous rejoins

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