Hydrogène : la grande désillusion ?

ENQUÊTE. Mais que se passe-t-il sur le marché de l’hydrogène bas carbone ? Vendu un temps comme une molécule presque « magique » pour remplacer le gaz fossile, celui-ci semble aujourd’hui à la peine. Au point que l’Agence internationale de l’énergie a largement revu les ambitions à la baisse. En France, le secteur redoute même que le gouvernement ne renonce à ses promesses de soutien.
Marine Godelier
Même aux Etats-Unis, le fameux plan d'investissement Inflation Reduction Act (IRA), qui avait suscité les convoitises de nombreux industriels en promettant des subventions de 3 dollars par kilogramme d'hydrogène, n'est toujours pas validé.
Même aux Etats-Unis, le fameux plan d'investissement Inflation Reduction Act (IRA), qui avait suscité les convoitises de nombreux industriels en promettant des subventions de 3 dollars par kilogramme d'hydrogène, n'est toujours pas validé. (Crédits : DR)

24 février 2022. Les chars russes franchissent la frontière ukrainienne, déclenchant une guerre entre Moscou et Kiev. Prise de court, la Commission européenne s'agite : comment remplacer les quelque 155 gigamètres cubes (Gm3) de gaz que la Russie fournit aux Vieux continent, dans le cas où Vladimir Poutine lui couperait le robinet ?

Ni une ni deux : pour trouver une solution, elle demande à ses conseillers d'élaborer un plan stratégique en...huit jours. Ils imaginent alors une rustine : pourquoi ne pas remplacer une bonne partie de ce gaz par de l'hydrogène bas carbone, obtenu à partir d'électricité « verte » ? « Dans la précipitation, ils ont simplement converti les volumes de gaz à trouver par le volume équivalent en hydrogène », explique une source informée à La Tribune. Soit 20 millions de tonnes à mettre au point chaque année d'ici à la fin de la décennie, selon la feuille de route REPowerEU, dont la moitié serait importée. Une « erreur », admet aujourd'hui en coulisse le chef de cabinet de Frans Timmermans, alors vice-président de la Commission européenne.

Car deux ans plus tard, ces ambitions semblent déjà bien flétries. Début 2024, une étude du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ne prévoyait plus qu'une consommation de 2,5 millions de tonnes d'hydrogène décarboné par an à horizon 2030. « Il y a eu une folie des grandeurs, mais on se rend compte aujourd'hui que cette molécule ne remplacera pas tout le gaz, loin de là », souligne un cadre dirigeant d'une entreprise ayant investi dans l'hydrogène. « On faisait fi des principes physiques ; le soufflé allait forcément retomber à un moment », ajoute Ludovic Leroy, ingénieur d'affaires à l'IFP Energies nouvelles.

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Objectifs revus à la baisse

De fait, la période semble être celle d'un brusque retour à la réalité...voire à une forme de désillusion ? Dans un rapport publié en janvier, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) souligne que sur les 360 gigawatts (GW) annoncés d'ici à 2030, seuls 12 GW sont en cours de construction ou ont atteint une décision finale d'investissement. L'an dernier, ce sont 1.400 projets qui ont été annoncés, parmi lesquels 10% ont été engagés. Un chiffre légèrement reparti à la hausse au deuxième semestre, mais qui reste « trop faible », regrette Pierre-Etienne Franc, directeur général de Hy24, le gérant du plus grand fonds mondial consacré aux infrastructures d'hydrogène décarboné.

L'AIE a d'ailleurs revu ses projections à la baisse : selon l'organisation45 GW de nouvelle capacité de production d'hydrogène vert seront opérationnelles d'ici la fin de 2028, soit seulement 7% de ce que les précédentes projections prévoyaient ! En cause : un « manque d'acheteurs », lié, entre autres, à des « incertitudes quant au développement d'un marché international de l'hydrogène vert » et à « l'impact de la hausse des prix sur les coûts de production ».

Même aux Etats-Unis, le fameux plan d'investissement Inflation Reduction Act (IRA), qui avait suscité les convoitises de nombreux industriels en promettant des subventions de 3 dollars par kilogramme d'hydrogène, n'est toujours pas validé. Et du côté du Vieux continent, les installations d'électrolyseurs (ces engins qui extraient l'hydrogène de l'eau grâce à un courant électrique) restent à la traîne : l'Europe compte autour de 300 MW de capacités - dont 30 MW en France - encore très loin, donc, de l'objectif de 6.500 MW en 2030 affiché dans la stratégie nationale.

« Il y a eu un emballement, mais c'est un phénomène classique pour une nouvelle technologie. On demandait à l'hydrogène de faire en 10 ans ce que le gaz naturel liquéfié a fait en 50 ans, et ce que les énergies renouvelables vont délivrer en près de 35 ans. On a vu des estimations trop optimistes, et surgissent désormais de nouvelles prévisions négatives ; la vérité sera entre les deux », estime Pierre-Etienne Franc.

En Allemagne, où l'exécutif vante largement les mérites de cette molécule, les imprévus s'enchaînent également. Alors que la coalition au pouvoir avait annoncé à l'été dernier la construction de 15 GW de centrales à gaz qui basculeraient à l'hydrogène « vert » d'ici à 2035 pour produire de l'électricité bas carbone, celle-ci a récemment reporté à 2037 la date limite de conversion.

L'énergéticien RWE a d'ailleurs annoncé ce mercredi recourir aux appels d'offres du gouvernement pour construire une centrale électrique au gaz capable de fonctionner, en l'état, avec...50% d'hydrogène maximum. Soit une réduction des émissions de CO2 de 20% environ par rapport à un recours à 100% au gaz fossile, si l'on se réfère aux calculs de l'équipementier General Electric Vernova (voir page 6).

Une difficile mise à l'échelle

Et les turbines à gaz, pas si « hydrogen-ready » que ce qui avait été promis, ne sont pas les seules à connaître des difficultés : en amont, les constructeurs d'électrolyseurs, censés mettre au point la fameuse molécule, rencontrent aussi des problèmes techniques dans la mise à l'échelle. « Il y a un gros sujet de fiabilité du matériel. Les industriels rêvent de déployer rapidement des projets de plusieurs dizaines, voire centaines de mégawatts (MW) mais la réalité du terrain les rattrape », pointe un expert du secteur. En cause, notamment : des difficultés à gérer l'intermittence des énergies renouvelables, qui produisent de l'électricité pour alimenter ces engins.

« La variabilité de l'éolien et du solaire entraîne un vieillissement des composants plus important que prévu. On observe aussi un comportement des fluides différent de celui qu'on voyait à petite échelle, ainsi que des densités de courant imprévues, des points chauds qui se créent, et un endommagement des membranes », liste Ludovic Leroy. Résultat : plusieurs équipementiers se montrent de plus en plus frileux à l'idée de donner des garanties de performance élevée. À cela s'ajoute le fait que la plupart des machines en construction ou en expérimentation aujourd'hui ne dépassent pas 100 à 200 MW au maximum - une puissance bien supérieure aux électrolyseurs de quelques mégawatts mis au point jusqu'alors, mais qui reste largement insuffisante au vu des objectifs.

« Jusqu'à présent, nous sommes restés dans une approche très artisanale. Et force est de constater que les fournisseurs n'arrivent pas à fournir en quantités et en qualité. ThyssenKrupp a du mal, McPhy également », confiait ainsi il y a quelques semaines à La Tribune un cadre dirigeant d'un grand groupe français.

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Des prix toujours très élevés

Par ricochet, l'hydrogène « vert » reste très cher, ce qui suscite la frilosité de nombreux acheteurs. En témoignent les résultats d'un appel d'offres lancé par la Commission européenne fin 2023 : les sept lauréats choisis pour produire la fameuse molécule affichent des coûts de production variant de 5 à 13 euros le kilogramme...contre seulement 1,50 à 2 euros pour l'hydrogène « gris », produit à partir de gaz naturel.

« Les projets sélectionnés sont censés être les mieux-disants, mais les Polonais proposent 13 euros le kilogramme, les Français 12 euros ; c'est un schéma très onéreux ! Les Espagnols et les Suédois sont meilleurs, avec 5 euros le kg, mais ça reste trop cher pour un acheteur », souligne Pierre-Etienne Franc.

Sachant que 1 kilogramme d'hydrogène contient 33,3 kWh, cela revient à 150 euros/MWh. À titre de comparaison, le gaz naturel coûte 7,3 euros/MWh aux États-Unis et environ 30 euros/MWh en Europe, relevait récemment le Financial Times. « Certains analystes et porteurs de projets promettent tout et n'importe quoi, à l'instar de l'objectif de 1 dollar par kg aux Etats-Unis d'ici à la fin de la décennie. C'est complètement irréaliste », estime une partie prenante ayant requis l'anonymat.

Vers des coupes budgétaires ?

En France, plusieurs acteurs craignent d'ailleurs que le gouvernement ne fasse finalement marche arrière sur le soutien à l'hydrogène issu de l'électrolyse. En août 2023, celui-ci avait annoncé débloquer 4 milliards d'euros de subventions sous forme de contrats public-privé pour accompagner le développement de projets. Mais presque un an plus tard, « il n'y a toujours rien », pointe Pierre-Etienne Franc. « Je soupçonne que la France, cherchant à réaliser des économies, se pose la question de freiner. Mais ce n'est pas le moment ! », poursuit-il.

Interrogé, le cabinet du ministre délégué à l'Industrie et à l'Energie, Roland Lescure, ne fait pas de commentaire. Il rappelle simplement que la stratégie hydrogène sera dévoilée « à l'été » et que ces contrats public-privé « en feront partie ». Reste à voir pour quel montant, sous quelle forme, et surtout, si l'hydrogène « bleu », obtenu à partir de gaz fossile, mais avec une captation du CO2, sera lui aussi concerné.

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Marine Godelier

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Commentaires 17
à écrit le 03/06/2024 à 14:08
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Depuis des mois, je ne cesse de m'interroger dans ce courrier des lecteurs sur le véritable délire entourant cette molécule (dihydrogène et non hydrogène). Que celle-ci ait des potentialités et puissent s'inscrire dans une stratégie de diversificatio...

à écrit le 31/05/2024 à 2:04
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ENFIN. L'imposture du H² prend fin. Impossible à produire en quantités suffisantes pour remplacer ne serait-ce que le gaz. Il faudrait 10 000x plus d'electrolyseurs qu'actuellement pour y pavenir, et non je n'ai pas rajouté un 0. Et c'est sans parler...

à écrit le 30/05/2024 à 11:56
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Le temps n'est pas venu de l'hydrogène. Ça viendra, plus tard. Il faut le développer à vitesse réduite en cherchant à réduire son coût et (si possible) sa dangerosité.

à écrit le 30/05/2024 à 11:36
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Le lobby des gaz industriels a fait un forcing énorme pour promouvoir la filière hydrogène en demandant aux pouvoirs publics de subventionner les investissements... en attendant de recevoir les bénéfices futurs de la production d' H2. Il faut juste...

à écrit le 30/05/2024 à 11:25
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La production d'hydrogène bas carbone est un problème récent, ce qui veut dire que la recherche ne fait que commencer. L'hydrogène produit à partir d'hydrocarbure sera plus facile à produire et moins chère pendant encore quelques temps, tout comme le...

à écrit le 30/05/2024 à 8:50
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Il n'y a tout simplement pas de plan B à la raréfaction des hydrocarbures. Pour produire l'hydrogène 2 possibilités: - vaporeformage du méthane CH4 mais problème : cela génère du CO2 donc c'est un contresens écologique - Electrolyse de l'eau H2O :...

le 30/05/2024 à 9:26
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je rajouterais la pyrolyse avec comme sous produit du noir de carbone valorisable. Mais je suis d'accord, l'H2 restera une énergie de niche en raison en particulier de sa dangerosité.

le 30/05/2024 à 13:57
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Je ne peux laisser circuler des informations erronées sur l'hydrogène: quand on produit de l'hydrogène par vaporéformage, on produit aussi ,c'est exact , du CO2. Ce qu'il faut savoir c'est que ce CO2 est quasi pur, et peut être liquéfié,c'est alors ...

à écrit le 30/05/2024 à 7:25
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Pas de lobby pas d'énergie.

à écrit le 30/05/2024 à 2:13
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C'était évident pour toute personne dotée d'un cerveau. J'ai lu les pages de LaTribune pendant des années, avec un sentiment d'étonnement, lorsque l'hydrogène était présenté comme la prochaine industrie dans laquelle la France devait s'engager politi...

à écrit le 29/05/2024 à 22:37
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Les décideurs et les écolos sont aussi nuls les uns et les autres. Les énarques ou des diplômés de sciences Po ou de HEC s'occupent trop de choix technologiques qu'ils ne comprennent pas. Ils se trouvent alors sous l'emprise des lobbies qui ne sont l...

le 29/05/2024 à 22:55
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+1000

à écrit le 29/05/2024 à 21:16
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Il n'y a pas de mystère, c'est comme la décission d'interdiction de la voiture thermique en 2035. Les acteurs européens ont mis des objectifs ultra ambitieux qu'ils ont affiché en grand sans faire d'études de cas au préalable et après lorsqu'ils ont...

le 05/06/2024 à 13:28
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Comparaison ne vaut pas raison. Le scénario "pas de VT neuf après 2035" a malgré tout une chance de réussite, même si ça passera sans doute par le sacrifice d'une partie de la population qui devra restreindre sa mobilité. Et même si c'est un risque s...

à écrit le 29/05/2024 à 20:33
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Bonjour, bien ils est difficile de produire de l'hygiène, a bas prix et décarboné ... Donc la réalité a très vite rattraper les rêve de développement durable.. Donc comme ils n'y a pas de solution magique, ils vas falloir attendre un peux...

le 30/05/2024 à 0:33
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@rogger - L'hygiène a prix decarbone c'est chaud!🤣

à écrit le 29/05/2024 à 20:10
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Je vous l'ait toujours dit sur ce site : L'hydrogène vert n'existe pas

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