Leïla Bekhti : « À Gaza, on vit une grande catastrophe du cœur »

ENTRETIEN — De retour sur les écrans dans le rôle poignant d’une mère honteuse, l’actrice se confie sans langue de bois sur la situation au Proche-Orient.
Leïla Bekhti, héroïne de « La Nouvelle Femme »
Leïla Bekhti, héroïne de « La Nouvelle Femme » (Crédits : © DIAPHANA)

Entière et blagueuse dans la vie, instinctive et bosseuse dans son riche chemin d'actrice, Leïla Bekhti a plus d'un tour dans son sac. Mardi, lors de notre entretien, elle révèle soudain qu'elle a mis au monde son quatrième enfant en début d'année. Sans en faire un sujet, elle nous parle avant tout de son expérience singulière sur La Nouvelle Femme, le premier long-métrage de la réalisatrice Léa Todorov. Elle y incarne Lili d'Alengy, une Parisienne effrontément libre dans les années 1900, mais en difficulté avec sa fille déficiente mentale. Un sujet délicat dont elle porte avec brio la complexité à l'écran, et dont elle nous parle ici en toute sincérité, comme lorsqu'elle revient sur sa famille, ses valeurs et son indignation à propos de Gaza.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Qu'est-ce qui vous a attiré dans La Nouvelle Femme et en Lili d'Alengy, votre personnage de « mère honteuse » d'une petite fille inadaptée, Tina, interprétée par Rafaëlle Sonneville-Caby ?

LEÏLA BEKHTI - Un rôle de composition qui, pour moi, est révélateur de la société. Lili a peur. Elle n'aime pas sa fille car elle ne la comprend pas. Je trouvais intelligente cette idée de refléter la société avec ce personnage qui est fictif, contrairement à celui de Maria Montessori, qui a réellement existé. Tout comme la société, Lili finira par s'intéresser à la différence de sa fille. Elle vit un parcours difficile, violent, car elle éprouve un vrai rejet. Mais elle va apprendre à aimer... À la lecture du scénario, je me suis dit qu'il y avait là des émotions que je n'étais jamais allée chercher. Je n'ai pas envie de jouer des femmes qui me ressemblent trop littéralement. En ce sens, Lili me confrontait, m'obligeait.

Vers qui vous êtes-vous tournée pour préparer ce rôle ?

Avant tout vers Rafaëlle, l'enfant qui joue Tina, ma fille, bouleversante. Avant chaque prise, je lui disais : « Attention, c'est Lili qui va te parler, maintenant, pas Leïla. » Pour moi, il était primordial qu'elle fasse la différence entre mon personnage, qui la rejette, et moi. Une préparation avec un enfant, c'est très particulier, et la rencontre est fondamentale. Elle est venue passer du temps à la maison, elle a vu mes enfants. Le plus important, c'était que l'on puisse partager des choses simples sans lien avec le tournage, qu'on soit soudées entre les prises. Ses parents, des gens formidables que j'ai adorés, ont beaucoup compté aussi. Il y a eu un vrai lien entre nous. Pour les enfants, c'est le présent qui compte, et la notion de jeu dramatique reste assez abstraite. Tant mieux !

Dans la vie, Rafaëlle, qui joue Tina, vit elle- même avec une différence, un symptôme qui la désigne comme « inadaptée ».

C'est pourquoi il était très important qu'il n'y ait que la notion de plaisir dans notre travail. Si elle m'a souvent déroutée, c'était dans le bon sens du terme, car elle a une grande intelligence émotionnelle, elle comprend vite. Après, cette préparation, on la doit aussi à Léa Todorov, notre cheffe d'orchestre. Alors que c'était un tournage sans grands moyens, sur six ou sept semaines, elle a su faire en sorte qu'on prenne le temps et qu'il n'y ait jamais de tensions avec les enfants. Elle a su installer des rituels doux, émouvants, vertueux pour toute l'équipe. Avec les parents, qui venaient déposer leurs enfants chaque matin, c'était très joyeux.

Il faut garder foi en l'humain

Vous avez vous-même trois enfants, et on se doute que vous êtes à des années-lumière de Lili qui n'accepte pas sa fille.

Quatre ! Je viens d'accoucher. J'ai quatre enfants maintenant.

Garçon ou fille? En lisant la presse, on comprend que Souleiman, votre fils né en 2017, a deux petites sœurs dont les prénoms n'ont jamais été divulgués.

Ah... mais ils n'ont pas de prénoms, mes enfants, je ne leur en ai pas donné. J'ai la flemme ! [Rires.] Ce que je peux dire, c'est que l'arrivée d'un enfant est un bouleversement pour n'importe qui. Pour moi qui rêvais d'une grande famille, c'est merveilleux. La fratrie, c'est ce qui me bouleverse.

Au point que, sur Instagram, vous rendez hommage à votre frère qui vit chez vous ?

Mon frère ? Ah, mais tu veux dire Jonathan Cohen, mon frère de cœur ! [Rires.] Il ne vit pas chez moi ! Mais en effet, je le vois tous les jours car j'ai une tasse avec une photo dessus, un portrait de lui quand il était petit. Mais, sur cette tasse, il a la tête d'un buraliste de 51 ans ! Je lui rendais hommage.

La maternité change-t-elle votre regard sur le monde et votre métier d'actrice ?

On va croire que je chante du Lara Fabian - que j'adore -, mais la maternité a donné un sens à tellement de choses... Comment dire ? J'ai toujours voulu être mère. Je n'imaginais pas que j'allais avoir quatre enfants en cinq minutes, mais ça me donne une énergie très forte, c'est leur sourire qui me fait me lever chaque matin. Bizarrement, je ne pense pas que la maternité m'ait changée, elle m'a surtout renforcée et elle a déplacé mes peurs. Je n'ai peur que pour eux. Après, mon regard sur le monde, si brutal et cruel, n'est pas simple. Donner la vie et regarder des enfants se faire tuer à Gaza, quel vertige... C'est insoutenable de voir que certains trouvent ça normal, comme s'il y avait des morts justifiables ! Ce n'est pas une guerre, c'est pire. C'est innommable.

Ces tensions qui nous atteignent peuvent, aussi, embrouiller certaines amitiés...

Quelle que soit la personne en face de moi, je suis trop entière pour ne pas dire ce que je pense. Mes potes, ils sont de toutes les communautés et ils sont tous d'accord sur une chose : un innocent doit rester vivant. Des innocents sont assassinés ! Pourquoi on devrait tolérer ça ? Je trouve complètement fou qu'un cessez-le-feu soit devenu une prise de position, on devrait tous l'exiger d'une même voix. Personne ne mérite de subir cette tragédie. Je me suis déjà exprimée sur Gaza, on m'a allumée de façon délirante. Ma position reste toujours la même, il s'agit juste d'humanité. Aujourd'hui, on vit une grande catastrophe du cœur. Ceux qui parlent de dommages collatéraux me donnent la nausée. Comment peut-on perdre la raison à ce point ? Quel monde on va laisser à nos enfants ?

Donner la vie et regarder des enfants se faire tuer à Gaza, quel vertige...

Comment répondre à leurs questions face à ces événements ?

Les miens sont très petits, mais évidemment ça va venir et il faudra leur transmettre des valeurs tout en étant maître de ses émotions, curieux, renseigné. En même temps, quand on nous fait croire qu'il faut avoir fait une thèse pour tourner, mais j'ai envie que ça continue et je m'organise en ce sens. Je prends mes enfants partout avec moi. Bien sûr, avec l'école, ça deviendra plus compliqué, on verra.

Que pensez-vous des écoles Montessori ?

Ce que je trouve merveilleux dans la méthode Montessori, c'est son aspect sensoriel et sa capacité à développer l'autonomie des élèves. Après, Montessori ou pas, le plus important à l'école, ce sont les enseignants, et c'est à eux qu'on doit donner des moyens. Il me semble essentiel que toutes les écoles, quel que soit leur statut, bénéficient des moyens nécessaires pour offrir un enseignement de qualité. À ce titre, l'école publique mérite notre soutien absolu.

Après la série The Eddy, avez-vous envie d'être à nouveau réunie à l'écran avec Tahar Rahim ?

Oui, on l'espère. Nous avons déjà reçu des projets en ce sens, mais rien ne s'est concrétisé. Ce qui est chouette, c'est que j'ai envie de tourner avec lui non parce qu'il est mon mari, mais parce que c'est un grand acteur dont j'admire l'exigence et la manière de penser. C'est vraiment mon ami le plus cher, Tahar. On est assez indépendants et très complices, on rigole beaucoup, on a mille trucs à se dire tout le temps.

En 2020, vous êtes allée vous confiner chez votre oncle à Mulhouse... Tahar l'a-t-il bien pris ?

Bien sûr, pour lui c'était une évidence. Il a tout de suite compris. On a les mêmes valeurs et ça, c'est génial. Je veux que mes enfants connaissent leur héritage algérien, lui aussi. C'est important qu'ils aient accès à une Algérie qu'on ne leur raconte pas mais qu'on leur donne à vivre, tout simplement. C'est ce que j'ai eu, et je n'ai pas eu à grandir avec des fantasmes. C'est aussi pour ça que le cinéma me fait du bien, il permet de vivre plein d'histoires différentes qui aident à relativiser, qui ouvrent l'esprit, qui nous rendent plus indulgents. Aujourd'hui plus que jamais, il faut qu'on reste forts et qu'on garde foi en l'humain. Je refuse que la colère m'habite car c'est un sentiment qui enferme. En revanche, s'exprimer, s'indigner, oui, c'est nécessaire. C'est être vivant.

Héroïnes féministes

Note : 3/4

En 1900, Lili, célèbre cocotte parisienne, vit avec un secret : elle a honte de sa fille, née avec un handicap. Tellement honte qu'elle quitte Paris pour Rome, où elle rencontre une jeune médecin qui pourrait l'aider. Il s'agit de Maria Montessori, alors inconnue mais déterminée à développer une méthode d'apprentissage adaptée aux enfants dits déficients. Les deux femmes s'apprivoisent, non sans mal, mais deviennent complices quand Lili découvre que Maria, elle aussi, cache un enfant car il est né hors mariage... Avec un tact qui force le respect, Léa Todorov signe un premier film délicat et émouvant de bout en bout, où ce ne sont pas seulement ses deux héroïnes féministes avant l'heure qui nous impressionnent, ce sont aussi les enfants qui les entourent. Ils incarnent les premiers écoliers ayant bénéficié de ce qui deviendra la « méthode Montessori » et ils crèvent l'écran. Tout en abordant de front la réalité de ces écoliers ni comme les autres ni très obéissants, Todorov évite les pièges du biopic attendu
en s'autorisant à façonner le personnage de Lili, fictif mais suffisamment réaliste et complexe pour captiver. Ainsi, Lili complète Maria, son amie prodigieuse, dans ce tableau perspicace d'une société où les femmes doivent se battre sans relâche pour ne pas être éternellement rabaissées, isolées, culpabilisées. Accompagnée dans sa démarche par deux actrices de haut vol, une image tout en nuances, des décors et des costumes impeccables, la réalisatrice brave le sérieux de son sujet, sans pathos ni gras, tout en finesse.

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Commentaire 1
à écrit le 10/03/2024 à 10:32
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Comme on le constate dès qu'on mélange Spectacle et d'actualité ça fait une mauvaise mayonnaise, on ne sait plus où se situer, est-ce que ce film est à regarder ou bien est-ce que le monde est à désespérer ? Et j'aime beaucoup Leila Bekthi mais c'est...

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