Arlette Testyler, l’éternelle mémoire vive du Vél’ d’Hiv

Une vie passée à se souvenir et à témoigner. Arlette Testyler avait 9 ans quand elle a été raflée par les policiers français. Dans son autobiographie, elle revient sur son sauvetage quasi miraculeux.
Arlette Testyler, ici au Mémorial de la Shoah à Paris en 2022, publie le 15 mai son témoignage, « J’avais 9 ans quand ils nous ont raflées ».
Arlette Testyler, ici au Mémorial de la Shoah à Paris en 2022, publie le 15 mai son témoignage, « J’avais 9 ans quand ils nous ont raflées ». (Crédits : © LTD / Éric DESSONS/SIPA)

Nous sommes le 16 juillet 1942, à Paris, rue du Temple. Il est très tôt, 5 ou 6 heures du matin, on frappe violemment à la porte de l'appartement de la famille Reiman. « Police, ouvrez ! » Malka, la mère de famille, ouvre la porte. Elle fait face à deux policiers. Arlette, 9 ans, se lève pour voir. Ils tiennent une liste à la main : « On vient chercher votre mari ! » Malka répond : « Mais mon mari, vous l'avez déjà pris, il a été arrêté l'année dernière, il a été interné au camp de Pithiviers et maintenant nous avons reçu un document nous disant qu'il est parti pour une destination inconnue. » Les 16 et 17 juillet 1942, jours de la fameuse rafle du Vélodrome d'Hiver, 13 152 personnes dont plus de 4 000 enfants, en grande majorité français, sont arrêtés par la police parisienne. Presque tous seront déportés à Auschwitz et exterminés par les nazis. Ce jour-là, la France est le seul pays d'Europe où l'État et la police se chargent, sans le moindre soldat allemand ni milicien, de capturer et livrer en masse des Juifs aux nazis.

Lire aussiLe nazisme, inspirateur du management moderne

La grande sœur, Madeleine Reiman, a alors 10 ans ; Arlette, un de moins. J'avais 9 ans quand ils nous raflées 1, tel est le titre de l'autobiographie que cette dame pimpante, toujours tirée à quatre épingles, drôle et espiègle, publie le 15 mai avec l'aide de l'auteur de ces lignes. Arlette y raconte une vie faite de tragédies et de bonheurs, de tristesses insoutenables et d'une résilience à toute épreuve. « Arlette est une femme unique. Elle ne baisse jamais les bras, même dans les moments difficiles, témoigne pour La Tribune Dimanche l'écrivaine Tatiana de Rosnay, autrice du best-seller Elle s'appelait Sarah 2 et de la préface du livre d'Arlette Testyler. Elle dégage tant d'amour et de chaleur, sans oublier ce regard pétillant qui la caractérise. Et son rire, bien entendu. Et j'évoque son mari Charles parce qu'ils formaient un couple absolument extraordinaire. Charles nous a quittés il y a quelques années, et je sais combien il manque à sa famille. »

La famille Reiman, d'origine juive polonaise, a toujours eu une confiance aveugle en la France. À la fin des années 1920, le père d'Arlette, Abraham, quitte la Pologne pour rejoindre ce pays dont on croit alors qu'il protégera toujours les Juifs. Il aurait voulu emmener avec lui Malka, sa fiancée, mais son futur beau-père l'en a empêché : « Fais-toi une situation et ma fille te rejoindra. » Le jeune homme s'installe à Paris, dans le quartier du Marais, retrouve moult autres artisans juifs polonais, travaille d'arrache-pied comme fourreur. Son beau-père envoie un espion pour le surveiller, voir s'il gagne bien sa vie, s'il fréquente d'autres femmes. « Votre fille vivra en France comme une princesse », assure l'espion à son retour. Malka rejoint son fiancé en train. Tous deux se marient à Paris le 14 mars 1931 à la mairie du 12e arrondissement. Madeleine naît la même année ; Arlette, le 30 mars 1933, année de l'avènement du national-socialisme en Allemagne. « Je peux dire que je ne suis pas vraiment née la bonne année ! » plaisante-t-elle, attablée dans son bel appartement parisien. Ses parents ne parlaient pas un mot de fran-çais mais ils vont vite maîtriser la langue. Sa mère ne se départira jamais de son accent. « Pendant la guerre, pour ne pas se faire remarquer et arrêter, elle se fera passer pour une Alsacienne, ce que tout le monde croira », se souvient Arlette.

Arlette Testyler, l’éternelle mémoire vive du Vél’ d’Hiv


Le porte-plume de bois gravé par le père d'Arlette lors de son internement à Pithiviers, avant sa déportation à Auschwitz. © LTD / Éric DESSONS/SIPA

On ne parle pas polonais à la maison. Les parents ont tourné le dos à cette langue et à ce pays qui maltraite les Juifs. On ne parle désormais que le français. La famille, aisée, vit joyeusement. Les deux sœurs fréquentent l'école de la rue des Vertus, dans le 3e arrondissement, portent de jolies tenues, vont au cinéma rue de Bretagne. « Le jeudi, on allait voir Charlot ou Mickey, raconte Arlette. Nous allions aussi régulièrement au concert. Je me souviens de mon émerveillement, j'étais toute gamine, au milieu du public du Théâtre du Châtelet, où se jouait une opérette de Franz Lehár, Le Pays du sourire... » Mais de lourds nuages noirs encombrent peu à peu le ciel. Durant l'été 1938, la famille séjourne à Royan. « Nous nous baignons sur la plage de Pontaillac, je me souviens encore de ce nom, une grande plage familiale, très agréable. J'ai 5 ans », se remémore celle qui fut une petite fille « très garçon manqué, toujours à jouer au casse-cou, à faire des bêtises » : « Ma mère, je la rendais folle, mais mon père me protégeait toujours. » Toute sa vie, elle aimera la prise de risque et la vitesse. Tandis qu'ils discutent avec des amis, Abraham lâche : « S'il y a la guerre, j'irai défendre la France ! » Un an plus tard, quand le conflit éclate, il tient sa promesse et s'engage au Barcarès, dans les Pyrénées-Orientales, au sein du 21e régiment de marche de volontaires étrangers. Un régiment composé de 2 800 hommes, pour un tiers des Juifs venus de toute l'Europe, pour un autre tiers des républicains espagnols issus de la Retirada. On compte 47 nationalités dans leurs rangs.

Arlette Testyler, l’éternelle mémoire vive du Vél’ d’Hiv


Arlette, sa sœur Madeleine et sa mère, Malka, photographiées avant la guerre. © LTD / Éric DESSONS/SIPA

En juin 1940, au moment de la défaite, Abraham est démobilisé et rentre à Paris. Moins d'un an après, il est convoqué pour « vérification d'identité » dans un commissariat parisien. Il l'ignore mais il est l'une des victimes de la « rafle du billet vert » de mai 1941. Son épouse a pressenti le piège : « Je t'en prie, je t'en supplie, n'y va pas ! » s'écriet-elle. Son mari lui répond : « Ne t'inquiète pas, j'ai servi la France en m'engageant. Les enfants sont françaises, que veux-tu que je craigne ? » Un an plus tard, il sera déporté à Auschwitz dans le convoi no 4 puis assassiné. Survient juillet 1942 et la rafle du Vél' d'Hiv'. Les deux filles et leur mère se retrouvent comme tous les Juifs du quartier rassemblés devant les bus de la RATP. Il y a aussi Lili, la meilleure amie d'Arlette. Là, un miracle se produit. À la mère de cette dernière, Pauline, un policier lance : « Prenez votre fille et allez chercher du lait à la crémerie. » Aucun magasin n'est encore ouvert et Pauline ne comprend pas, le policier répète : « Allez chercher de la crème avec votre fille ! » Cet homme est en train de les sauver. Arlette, sa sœur et leur mère, elles, filent vers le Vél' d'Hiv'. « C'est l'enfer, l'enfer de Dante », évoque-t-elle plus de quatre-vingts ans après. Les souvenirs remontent à la surface. Quand elle a vu le film La Rafle, les odeurs pestilentielles ont, dans sa tête, envahi la salle de cinéma. « Il y a là des milliers de personnes, décrit-elle. Des bébés, des femmes enceintes, des vieillards, des familles comme nous. Rien n'a été prévu. Pas d'eau, pas de nourriture, pas de toilettes. Toute cette foule est là, entassée, déversée les uns sur les autres. On s'installe sur les gradins en béton, plutôt en bas. Personne ne comprend ce qui se passe, ni surtout ce qui nous attend. » Elle se souvient de cette piste de vélo au centre où vont s'installer quelques infirmières et un médecin. Pas d'Allemand, que des policiers français. « À un moment, je dis à ma mère : "J'ai envie d'aller faire pipi", raconte-t-elle. Elle me dit : "Va avec Lazare, trouvez des toilettes." Accompagnée du fils de nos amis, qui me prend par la main, nous montons des escaliers et, aujourd'hui encore, je m'en souviens parfaitement. Je sens cette odeur terrible, épouvantable, qui nous saisit de plus en plus tandis que nous montons les marches. Je demande à Lazare : "Mais qu'est-ce qui se passe ici ?" Il ne sait quoi me répondre. Parvenus en haut de l'escalier, nous découvrons une scène d'horreur. L'urine ruisselle le long des marches. Il y a des excréments partout. Pas d'eau. Et je vois du sang, beaucoup de sang qui coule aussi le long des marches. C'est le sang des règles des femmes et des jeunes filles. Je me mets à hurler : "Il y a du sang partout, ils sont en train de nous tuer, ils vont tuer tout le monde !"  »

« Arlette est peut-être la dernière actrice et témoin de ce que fut l'horreur de cette inoubliable rafle », Serge Klarsfeld, avocat et historien

Elles vont rester trois jours dans cet enfer au cœur du 15e arrondissement de Paris. Là où, en 1995, à peine élu président de la République, Jacques Chirac dira : « Ces heures noires souillent à jamais notre histoire et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, par l'État français. [...] La France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » Quatre-vingt-deux ans après, la plupart des prisonniers ayant été déportés, combien sont-ils à pouvoir encore, comme Arlette, témoigner de ce que fut cette horreur française ? « Arlette Testyler, à qui j'ai remis les insignes de la Légion d'honneur à l'Hôtel de Ville, est un témoin essentiel de la rafle du Vél' d'Hiv', confie l'historien et avocat Serge Klarsfeld. Elle témoigne inlassablement de cette tragédie. Quand Arlette raconte le drame, les auditeurs, surtout les jeunes, n'en perdent pas un mot. Ils sont haletants. Arlette est peut-être la dernière actrice et témoin de ce que fut l'horreur de cette inoubliable rafle. »

Arlette Testyler, l’éternelle mémoire vive du Vél’ d’Hiv


Arlette et son époux, Charles Testyler, dans leur appartement parisien en janvier 2015. © LTD / Éric DESSONS/SIPA

Puis toutes trois sont conduites en bus à la gare d'Austerlitz, échouent au camp de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret, une des antichambres d'Auschwitz. Dotée d'un instinct de survie hors du commun, Malka va inventer un mensonge pour en ressortir avec ses filles. « Elle était employée dans une usine parisienne réquisitionnée par les Allemands et, de ce fait, elle possédait un Ausweis [pièce d'identité], retrace sa fille. Elle leur a fait croire que, si elle rentrait, elle pourrait livrer du matériel de confection caché par mon père et elle. » Bénéficie-t-elle de la complicité de gendarmes qui feignent de croire à son histoire ? Toujours est-il que toutes trois sont autorisées à prendre le train, direction Paris. Elles n'y restent pas, le danger d'une nouvelle arrestation est immense. Malka trouve une filière, contacte une famille qui, du côté de Vendôme (Loir-et-Cher), cache des enfants juifs. C'est chez les Philippeau que se réfugient les petites filles, échappant plusieurs fois à l'arrestation. « Je veux dire l'admiration et l'affection immense que je porte à ce couple si généreux, si courageux aussi, qui nous a cachées, hébergées, nourries et aimées », insiste Arlette Testyler. Six mois avant la fin de la guerre, la traque des Juifs s'intensifie. Toutes trois se cachent alors dans les souterrains où l'on fait pousser les champignons de Paris.

À l'automne 1944, Arlette, Madeleine et leur mère sont rentrées dans la capitale. Un jour, Malka finit par apprendre la mort de son mari. Cette combattante hors du commun sombre dans la dépression, tombe en pleine rue et meurt, laissant les deux jeunes filles orphelines. Débute une autre vie au cours de laquelle elles grandiront, étudieront, travailleront, resteront toujours liées l'une à l'autre. Les deux sœurs épouseront l'une après l'autre deux frères. Charles, jeune Polonais ayant survécu à la déportation, et Arlette auront une fille, Maryna. En 1995, les deux époux fondent l'association Mémoire et vigilance des lycéens et commencent à emmener des groupes d'élèves à Auschwitz et à témoigner dans les écoles. En 2008, ils font la connaissance de Tatiana de Rosnay grâce à une enseignante : « Ce fut comme un véritable coup de foudre amical, se souvient l'écrivaine. J'ai tout de suite aimé Arlette, et je crois savoir que ce fut réciproque, dès le premier regard, dans cette classe. Ce fut spontané et puissant. Notre amitié est née ce jour-là et suis très fière de pouvoir dire qu'Arlette est mon amie. »

 «  Arlette n'a pas été déportée mais elle porte en elle la tragédie de la Shoah », Olivier Lalieu, historien du Mémorial de la Shoah

Si Arlette Testyler a accepté de publier ses Mémoires, c'est d'abord pour redonner la parole à ses amis, aux enfants de son âge qui, eux, n'ont pas échappé aux camps d'extermination. « Régine, Lazare, Serge, pourquoi sont-ils morts ? Pourquoi suis-je là à vous parler ? demande-t-elle au terme de son livre. Je sais que j'aurais dû faire partie de ces 4 000 enfants déportés. Depuis ce mois de juillet 1942, ma vie n'est que du supplément, que j'espère avoir utilisé à bon escient, avec mon témoignage inlassablement répété pour combattre les négationnistes. » C'est aussi pour les disparus qu'elle se rend inlassablement dans les lycées à travers la France. « J'ai souvent lu que les rescapés de la Shoah peuvent ressentir cette culpabilité qui les poursuit toute leur vie, conclut Tatiana de Rosnay. Il me semble que, pour la contrer, Arlette a choisi de témoigner, d'aller de l'avant, de mettre des mots sur l'horreur pour mieux la combattre. » Là, la fille d'Abraham et de Malka explique aux lycéens, le plus souvent mais pas toujours bien disposés à son égard, ce que furent sa jeunesse et ses années de guerre. « Elle subjugue, elle illumine, elle raconte sa vie dans ce qu'elle a eu de plus beau et de plus tragique, décrit l'historien du Mémorial de la Shoah Olivier Lalieu. Arlette n'a pas été déportée mais elle porte en elle la tragédie de la Shoah. Elle fait des choses extraordinaires. Et sa simplicité, sa force, son humour s'imposent naturellement sans qu'elle joue un rôle. »

Parfois, la vieille dame, vice-présidente de l'Union des déportés d'Auschwitz, chevalier de la Légion d'honneur, apporte un objet en bois, un porte-plume confectionné par un camarade de son père au camp de Pithiviers et qui lui fut remis avant la déportation d'Abraham. « L'objet comporte sa photo ainsi que la mienne », montre Arlette. Avant de lire le message gravé sur le bois : « À ma chère petite Arlette, de ton papa qui t'aime, en souvenir de Pithiviers, 1941. »

1. Hugo Publishing, 19,95 euros.

2. Éditions Héloïse d'Ormesson, 2007.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.