Nous l'avions sans doute bien cherché. À nous entendre, nous voulions rejoindre les cieux. Être dans l'essence. Essentiels, quoi. Légers comme la plume, minces comme le
haricot vert et teint de pêche en bonus. Traverser les jours sans prendre de gramme, retrouver les jeans de notre adolescence, glisser à travers la foule telle la civelle, faire des jeûnes intermittents de vingt minutes. Et bim! La punition n'a pas tardé à tomber. Profitant de nos soudaines lubies et de la frénésie des charges, les restaurateurs ont trouvé la parade : réduire les assiettes. Bien souvent, les entrées arrivent servies sur des assiettes à dessert (18 à 22 centimètres) ; les poireaux vinaigrette jouent les allumettes, les œufs mollets s'arrêtent à la cheville. Les prix ont légèrement dérapé : grosso modo, ils ont étrangement réduit, mais c'est clair comme un (petit) nez au milieu du visage : on nous a rétréci nos assiettes. Deuxième punition, cela porte un nom anglais très moche : shrinkflation, et cette pratique fait des petits dont la cheapflation, dénoncée fort justement par Foodwatch, une association de consommateurs, surprenant une mayonnaise Maille (groupe Unilever) se voyant désapée subitement par la perte de 24,7 % de jaune d'œuf alors que son prix a augmenté de 12 %. Au demeurant, tout y passe : bâtonnets de surimi, tablettes de chocolat, vinaigre... Le temps lui aussi se met à rétrécir: « Vous venez à 19 heures et vous libérez la table à 20h30. » Oui, chef!
La dernière révolution de ce genre remonte au milieu des années 1960. À cette époque, la salle perd son prestige, la cuisine prend sa revanche. Les directeurs de salle sont détrônés, place aux cuisiniers, avec notamment le service à l'assiette. Le dressage de cette dernière fait basculer la gastronomie. Pour la première fois (les frères Troisgros, Roanne, 1963), une assiette de 32 centimètres (au lieu de 28) présente une escalope de saumon à l'oseille de 12 centimètres : le service en salle n'a plus qu'à annoncer l'intitulé et ravaler ses larmes. La nouvelle cuisine était née.
Mais cette tendance élastique, comme nous le rappelle Laurent Seminel dans sa revue Agueusie (menufretin.fr), ne date pas d'aujourd'hui : « Au Moyen Âge, le prix du pain pouvait rester inchangé, mais c'est la taille (et donc le poids) qui variait. » Citant W. Kula (Les Mesures et les Hommes, 1984) : « Dans le Forez, on distinguait plusieurs types de mesure pour les céréales : la mesure "pelle", c'est‐à-dire sans tasser le grain, la mesure "secous", en le tassant ; "comble" et enfin "chaussée" (tassée), qui comptait pour le double de la mesure pelle. »
Dans les grands restaurants, la grille de lecture est de plus en plus troublante. Il est
maintenant difficile de savoir à quel moment on passe d'un amuse-bouche à une entrée ; sans parler des menus dégustation où le rythme, le choix des plats et des quantités
sont laissés au libre arbitre du chef, exerçant par là tout son « art » et renvoyant le client à un rôle passif de public (admiratif). Dans cette tendance générale, les contre-pieds apportent un vrai plaisir jouissif, aux timbalettes de frites (facturées jusqu'à 10 euros dans les restaurants à la mode) d'autres tables opposent de véritables montagnes de frites allumettes, renouvelables à discrétion. Rappelant les paroles du groupe rennais Marquis de Sade (Conrad Veidt, 1979), « Le sens expire, l'expression prime », la cuisine trouve maintenant ses respirations dans ses paradoxes.
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