Bravo si « gonzo » vous évoque un personnage de La Chartreuse de Parme de Stendhal, mais disons qu'aujourd'hui le terme renvoie à un style de journalisme inspiré par l'Américain Hunter S.Thompson (1937-2005, suicide par arme à feu) délivrant des articles de haute immersion dans un style hyper personnel, débridé, exagéré, perché. Sachez qu'il existe des restaurants de cette race, un peu dingos avec buffet à volonté, comme dans un péplum, avec fontaine de champagne ou de chocolat, nems ou sushis à perte de vue...... Prêts ? Desserrez votre ceinture.

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Ce soir, à Bercy, au restaurant Pedra Alta, la salle affiche complet. Dès l'entrée, on joue des coudes pour rejoindre de vastes tablées et de solides appétits. À la table voisine, une douzaine de solides gaillards, style collègues exfiltrés d'un salon professionnel, s'apprêtent à ravager des plats immenses de viande, de fruits de mer, quitte à ronger les citrons, avaler les algues. Le vin portugais Pedra Alta blanc est à 19,50 euros, autant dire que les bouteilles vont fuser comme les orgues de Staline, le tout précédé de quelques séries de caïpirinhas à 7,80 euros l'unité. Ne pensez pas qu'il y ait là un défi (classique) de vouloir ruiner d'honorables restaurateurs en leur faisant regretter leurs prix de grandes surfaces. Non, on est venu, c'est clair, passer une bonne soirée entre copains, entre amis, en famille dans une sorte d'enclave préservée, bon enfant, rieuse, décomplexée. L'immense torpilleur (c'est un plat en inox, rassurez-vous) « riz royal » pour deux personnes deux homards, six gambas, un tourteau et le riz (68,60 euros), sans oublier, au prix où c'est, une portion de frites (2,50 euros).

Sans doute aux tables on évoque le Graal en matière de restaurant « gonzo », Les Grands Buffets de Narbonne, Mecque kitsch de la resauration du XXI, créature de Louis Privat, visionnaire du genre, annonçant 363 000 couverts par an (20 million d'euros de chiffre d'affaires). On accourt de la France entière. Récemment, l'affaire fit grand bruit lorsque le restaurant envisagea de déménager dans les villes voisines, trop contentes d'accueillir ce restaurant phénomène. Mais visiblement on s'est calmé, d'autant qu'une ligne directe TGV reliant Madrid et Barcelone à Narbonne débute le 4 avril avec la Renfe. Car les Espagnols se frottent les yeux devant la formule à 57,90 euros pour un déluge phénoménal de canard au sang, lièvre à la royale, foie gras dans tous ses états, homard grillé ou à l'américaine, tripes mijotées, tête de veau gribiche, cassoulet ; un plateau de fromages de 30 mètres de long avec plus de 111 références ; le tout avec vins prestigieux, service à la française, nœuds pap et générosité à faire avoir un AVC à un Écossais.

On vient passer une bonne soirée dans une sorte d'enclave préservée, bon enfant, rieuse, décomplexée

En fait, ces restaurants délirants, au bord de l'absurde, sont une sorte de réaction anarchiste face aux diktats d'une société nous priant de grammer nos aliments, de manger cinq fruits, cinq légumes, de faire du sport. Il faut lire dans ces tables du désespoir diététique une sorte de montée d'adrénaline alimentaire ; remonter un sens interdit le sourire aux lèvres, élargir le champ des possibles, entrapercevoir la jouissance avant l'écœurement final. Voir les plats où s'empilent frites, nems, wings, calmars frits et surtout cette fameuse assiette d'après alors que l'on n'a même pas entamé celle que l'on a devant soi, où rivalisent guimauve, mousse au chocolat, chantilly et profiteroles, donne un aperçu d'une révolte et nous renvoie non sans vertige à l'approche sémantique de Pascal Quignard du terme « bouffer », le rapprochant de « bouffi », « bouffon », c'est-à-dire « manger sa colère ».