Élisabeth Badinter : « Aujourd’hui que Robert n’est plus là... »

Parce que toujours elle se préoccupera des femmes, l’intellectuelle, qui publie un livre sur la dénatalité, demande aux hommes « une prise de conscience ».
Anna Cabana
Dans son bureau à Paris, le 15 avril.
Dans son bureau à Paris, le 15 avril. (Crédits : LTD / HÉLÈNE BAMBERGER/OPALE.PHOTO)

Ses épaules nous avaient paru si frêles le jour de l'hommage national rendu à son mari, il y a deux mois et demi, que l'on ne s'attend pas, quand Élisabeth Badinter nous ouvre la porte ce lundi matin, à l'entendre dire d'une voix implacable ce qu'elle dit à ses visiteurs depuis cinquante-deux ans: « Allons dans mon bureau ! » Tout a été écrit sur le très raide escalier métallique en colimaçon qui relie l'entrée de l'appartement aux pièces sous les toits dans lesquelles madame travaille. Tout a été dit, aussi, sur le cérémonial consistant à escalader à sa suite pour prendre de la hauteur. Ce matin-là, parce qu'on la sait éprouvée, et puis aussi parce qu'elle a eu 80 ans le 5 mars, on attendait l'intellectuelle au tournant - et des tournants, il n'y a que ça dans le fameux escalier, on aurait d'ailleurs dû les compter, mais on était trop concentrée sur les baskets Camper d'un blanc immaculé qui grimpaient devant nous. Eh bien elles n'ont ni patiné ni trébuché, ces baskets.

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On - moi, nous, vous, la France, la République ! - a besoin de la force de sa conscience; on est venue voir si elle ne l'avait pas perdue sur le chemin du chagrin, mais non, elle est bien là, aiguisée, tranchée, tranchante. Tournée vers son sujet de toujours, celui qu'aucune polémique, jamais, ne pourra lui enlever : les femmes ! Cette fois, c'est la chute accélérée de la natalité qui la préoccupe et à laquelle elle consacre un petit livre commencé l'été dernier et dont la mort de Robert Badinter a retardé la sortie. « Fin juillet, je découvre les statistiques de l'Ined sur la chute de la natalité depuis 2010 en Europe... » Elle mime la stupéfaction. « Immédiatement, forte de l'exemple stupéfiant que nous a offert l'Amérique il y a deux ans avec la suppression de l'avortement dans certains États, je me suis dit : "Ça va se retourner contre les femmes." Avec la montée en puissance de l'ultradroite en Europe, nous courons vraiment le risque que soient prises des décisions de contrainte à l'égard des femmes... » Dans le livre, cela donne la mise en garde suivante : « Un gouvernement peut décider de limiter, voire de supprimer l'interruption volontaire de grossesse ou le recours à des moyens contraceptifs. Cette hypothèse, qui paraît invraisemblable aujourd'hui, peut ne plus l'être d'ici une quinzaine d'années si la chute de la natalité se poursuit au même rythme. Et de surcroît si les religions s'en mêlent... »

Ses doigts effleurent la cigarette électronique qu'elle a posée sur son ventre - et qu'elle ne lâche jamais. « Si on nous avait dit il y a cinq ans : "Le Rassemblement national pourrait être à 30 %", on ne l'aurait pas cru. Si on nous avait dit il y a trois ans : "L'Amérique peut proscrire l'avortement dans 14 États, je ne l'aurais jamais cru non plus." Il y a d'autres moyens que l'interdiction brute. Regardez ce qui s'est passé en Italie : on a mis des contraintes incroyables à l'avortement. Il y a un danger pour les femmes. J'ai voulu faire ce livre très vite parce que c'est maintenant qu'il faut faire quelque chose. » Cette « alerte » - tel était le titre de travail - s'intitulera finalement : Messieurs, encore un effort... Son auteure se désole que personne n'ait relevé qu'il s'agissait d'une parodie du titre de Sade Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Elle lève vers le ciel - en l'occurrence le Velux - des yeux bleus assombris par la médiocrité de l'époque. « Aujourd'hui personne ne comprend... Bon... Les gens savent à peine qui est Sade... Quand on arrive chez les trentenaires, plus personne ne sait rien, alors... » Et de décoder le pastiche: « Chez Sade, c'est : "Et vous serez républicains!" Et moi, c'est: "Et vous serez égalitaires !" »

 « Que pensez-vous de Raphaël Glucksmann? »

Elle est en effet convaincue qu'il n'existe qu'un remède: en finir avec la persistante inégalité des sexes au sein de la famille. « C'est aussi en tant que féministe que je m'inquiète: si la condition maternelle n'est plus si enviable, c'est que le combat pour l'égalité des sexes n'est pas achevé », écrit-elle. C'est donc pour que la révolution féministe puisse être achevée que ces «messieurs » doivent faire « encore un effort ». Est-ce sa façon à elle de donner quelques petits coups de pied aux hommes ? Elle rit. « Des stimulations amicales mais fermes ! Dans ce texte, je ne m'adresse pas à eux ainsi qu'il est de bon ton de le faire aujourd'hui: comme s'ils étaient sur le banc des accusés. Ce que je leur demande, c'est une prise de conscience. » À la fin du livre, on peut lire: « Une politique nataliste ne doit plus seulement s'adresser aux femmes, mais d'abord aux hommes. » Attend-elle des politiques que désormais ils s'adressent aux hommes sur ce sujet ? « Oui ! Lorsqu'on parle de dénatalité, on veut convaincre les femmes ! On ne parle pas des hommes, c'est extraordinaire. Il faut mettre sur la table le sujet de l'inégalité des sexes. Je ne suis pas idéaliste au point de penser que si les hommes partagent vraiment avec les femmes ces charges quotidiennes, usantes, cela va créer une surnatalité. Pas du tout ! Il s'agit seulement de freiner la chute. J'ai bien conscience que parler de natalité va choquer. Pour beaucoup de gens, le natalisme, c'est de droite... » Elle soupire. Est-ce à dire que l'on est contraint, aujourd'hui, d'intérioriser les accusations de ses ennemis ?

« La peur de se faire désigner comme fascistes oblige à faire attention. Je vous confirme que cette intériorisation agit comme un poids lourd incroyable sur la liberté individuelle... » Pause. «Vous trouvez que c'est très auto- censuré ? » Elle enchaîne: « Ce que je dis de l'immigration dans mon alerte va être utilisé pour expliquer que je ne suis pas de gauche. » Allusion au passage où elle explique que le « recours à l'immigration des pays pauvres et féconds » ne saurait être la solution parce qu'elle pose « une question majeure d'assimilation et d'intégration » notamment en France, « terre d'attentats islamistes », où, relève-t-elle, « le moment est mal choisi pour ouvrir plus encore les frontières ». Notre essayiste est persuadée que ce propos va lui valoir un procès « du Monde et de l'extrême gauche ». On sent qu'elle n'en a pas tout à fait pris son parti. « Que pensez-vous de Raphaël Glucksmann ? » demande tout à trac celle qui reproche à Emmanuel Macron de tenir les républicains comme elle pour des excités. Elle ne se lasse pas de poser des questions. Elle ne cherche ni à être sympathique, ni à vous séduire, ni à vous mettre à l'aise; elle est sèche, souvent brutale, mais toujours elle s'allume, c'est sa curiosité qui l'allume, et alors advient ce qui la rend précieuse à nulle autre pareille : elle met de la clarté dans tout ça. Les questions, c'est son truc. « Qui d'autre à gauche aurait pu incarner l'espoir ? » On lui retourne la question. « Moi, je pense que mon copain Manuel Valls a un avenir », assure-t-elle.

Comment vit-elle la flambée désinhibée d'antisémitisme post-7 octobre ? « C'est un sujet tellement important, tellement grave... Ça vous ronge... Enfin... Je ne veux pas en parler, je suis concentrée sur ce livre... Allez, on passe à autre chose ! » Vlam, shlak. Elle n'a pas besoin d'élever la voix pour être cinglante ; et dire qu'on se demandait si elle avait encore de la force... Son autorité est comme escortée par la rugosité. Abruptement vôtre. On s'incline en souriant pour détendre l'atmosphère : promis, lui dit-on, on ne remettra pas le sujet sur la table. Elle fait entendre un petit rire : « Personne ne peut me pousser à faire ce que je ne veux pas faire ! »

« Le problème est énorme et appelle un énorme travail... »

Elle y reviendra pourtant de son propre chef... au moment où on se lève pour partir. « Que tant de jeunes soient dans la haine des Juifs est une stupéfaction pour moi... » Elle s'arrête net. S'épancher, jamais ; ce qu'elle sait faire, c'est travailler : « C'est ce qui me sauve! C'est très nécessaire à ma vie. Et plus encore aujourd'hui que Robert n'est plus là... » On se risque : mais justement, pourquoi ne pas travailler là-dessus ? « Le problème est énorme et appelle un énorme travail... »

Des éclats horrifiés traversent ses yeux. Sa bouche, elle, s'en tiendra à une litote : « Je suis dans une époque de ma vie un peu difficile, ce n'est pas le moment pour moi de me plonger là-dedans... » Le sujet chasse-douleur, elle a l'intention d'aller le chercher dans son XVIIIe siècle chéri. « Je vais y retourner pour avoir un peu de plaisir et de calme... » Un peu de Lumière(s), donc ? « C'est exactement ça... » Elle a décidé de s'« emparer d'un personnage », confie-t-elle, une femme. Sera-ce une nouvelle Émilie du Châtelet, cette scientifique à laquelle elle avait redonné vie en 1983 dans Émilie, Émilie ou l'Ambition féminine au XVIIIe siècle (Flammarion) ? « D'une certaine façon. Mais c'est plus excitant encore... » Elle pétille, soudain. « J'adore redonner une actualité à quelqu'un que personne ne connaît. J'en ai trouvé une magnifique, stupéfiante même. » Elle entend ne pas dévoiler son nom pour l'instant. Et comme nul ne peut la pousser à faire ce qu'elle ne veut pas...

Remueuse d'idées

Élisabeth Badinter ne voulait pas de ce livre dont l'objet est de... la remercier. Sophie Sachnine se lance néanmoins, rassemble témoignages et lectures pour rendre hommage à la grande dame. L'essayiste Caroline Fourest la qualifie de « roc »: « On se dit que personne ne peut intimider Élisabeth Badinter et l'inciter à dire blanc si elle pense noir, ou faux si elle pense juste. Personne n'a de prise sur elle. » Son ami l'avocat Richard Malka raconte : « Quand je ne sais pas quoi penser d'un sujet, j'appelle Élisabeth. » Ni philosophe, ni écrivaine, la passionnée de Condorcet se définit comme « remueuse d'idées », mais attention, jamais chez elle de volte-face, comme le souligne l'essayiste Fatiha Boudjahlat. Et si, finalement, celui qui la résumait le mieux était François Mitterrand, qui disait d'elle : « Elle n'est pas facile, Élisabeth » ? Le prix de la droiture, sans doute.

Merci Élisabeth Badinter, par Sophie Sachnine, l'Observatoire, 288pages, 22 euros.

Anna Cabana

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Commentaire 1
à écrit le 05/05/2024 à 17:50
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Au moins on ne peut pas lui reprocher sa constance dans son combat pour les femmes. Un combat légitime et de tous les instants: Éternel.

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