Gastronomie : La Grenouillère d'Alexandre Gauthier relève la tête

ENTRETIEN - Le chef étoilé fera revivre cette semaine à Paris, pour quelques dîners « hors les murs », son restaurant du Nord inondé cet hiver.
Charlotte Langrand
Alexandre Gauthier, chef cuisinier français.
Alexandre Gauthier, chef cuisinier français. (Crédits : © LTD / PAPI AIME MAMIE STUDIO)

C'était dans la nuit du 9 au 10 novembre. Des pluies diluviennes faisaient déborder la Canche, ce fleuve du Pas-de-Calais qui submergeait La Grenouillère, le restaurant (et les chambres) du chef Alexandre Gauthier, à La Madelaine-sous-Montreuil. Doublement étoilé et classé 48ᵉ meilleur restaurant du monde, c'est un établissement unique que le chef a emmené, après son père, dans les hautes sphères de la gastronomie. C'est aussi un lieu à part : une cuisine d'artiste, percutante et unique, des herbes folles, des « huttes » au chic sauvage et un lieu qui fait le pont entre passé et modernité : l'ancienne ferme picarde côtoie l'immense toit-chapiteau en verre et métal de l'architecte Patrick Bouchain, qui abrite la salle du restaurant. Un domaine touché, mais pas coulé, que le chef s'attelle à reconstruire de toutes ses forces.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Pourquoi faire une Grenouillère « hors les murs » ?

ALEXANDRE GAUTHIER - C'est important de se recentrer sur la cuisine, d'occuper les têtes et l'espace. C'est notre façon de retourner ce coup dur. Ce n'est pas une tragédie parce qu'il n'y a pas mort d'homme, ce sont des dégâts matériels. Ma maison et ce lieu féerique sont abîmés, mais l'énergie et la philosophie de La Grenouillère ne dépendent pas que de ses murs. Mon plus grand trésor, c'est mon équipe, qui, elle, peut rester en mouvement : nous irons fin avril en résidence à Rome, à la villa Médicis. Avant, nous nous installons à Paris* [8e] dans un endroit un peu « underground », une friche destinée à la démolition qui pourra revivre le temps de quelques repas, mis en scène par le grand scénographe Julien Gosselin.

La Grenouillère

Quel sera le principe ?

C'est l'idée de s'installer dans un lieu insolite et de retrouver les étoiles dans les yeux des convives, de partager avec eux un moment fort. Un repas convivial dans un lieu « brut » tenu secret, qui ose la radicalité, car nous voulons être hors norme : ce n'est pas parce que La Grenouillère existe depuis quinze ans qu'elle ronronne. Au contraire, on a envie d'aller plus loin et presque de « bousculer » le mangeur. Cet événement nous enlève aussi l'étiquette de « sinistré », qui ne me ressemble pas : je ne veux pas être plaint, mais montrer que nous sommes déjà prêts à repartir, à avancer. Nous attendons juste que l'outil se remette à flot. Après, je rentre et je ne bouge plus de La Grenouillère jusqu'à la réouverture, en juin.

Quand on me demande si je vais déménager, je réponds non, car je suis chez moi !

Alexandre Gauthier

Dans quel état est votre restaurant ?

Nous avons été inondés trois fois, le fleuve est monté de 40 centimètres, il est tombé plus de 230 litres au mètre carré en trois semaines. Pour le moment, je suis chef... d'un chantier. Les deux parties de la maison, l'ancienne et la moderne, sont touchées, mais nous avons réussi à sauver les tables, les chaises et le mobilier qui n'était pas fixé au sol. L'humidité a abîmé les fresques historiques du vieux bâtiment classé, qui sont parties cette semaine en restauration. La cuisine est hors service, une nouvelle arrivera fin mai. Tout cela est soit lié au dérèglement climatique, soit exceptionnel, comme la crue centennale de Paris en 1910. J'ai envie d'être optimiste et d'y croire. Quand on me demande si je vais déménager, je réponds non, car je suis chez moi ! Mais si on reprend le bouillon dans cinq ou dix ans, il faudra réfléchir différemment...

Alexandre Gauthier

Xavier Bertrand, le président du conseil régional des Hauts-de-France, condamne
la lenteur de certaines assurances à rembourser. Est-ce votre cas ?

La mienne est venue vite nous voir, car La Grenouillère est un gros sujet, de renom
et financier, avec un impact médiatique... Pour l'instant, ça se passe bien, on me dit
que tout va être mis en œuvre le plus vite possible. Mais le vrai bilan se fera dans six
mois, car les assurances paient à la fin. Aujourd'hui, on fait des devis et des acomptes, et c'est moi qui dois gérer des découverts exceptionnels avec les banques... Après, si ça se passe mal, je monterai au créneau. Mais je pense surtout aux petits producteurs à qui je ne peux plus acheter de produits : eux n'ont pas d'assurance pour ces pertes. Si je laisse trop traîner les travaux, cet écosystème se fragilisera.

Vous êtes chaque année pressenti pour une troisième étoile Michelin... Allez-vous
retourner dans la course ?

À moi de transformer cette épreuve en opportunité, pour emmener La Grenouillère encore plus loin et revenir encore meilleur. J'ai dû faire un état des lieux global de la cuisine : où en étais-je depuis cinq ans et quel chemin écrit-on maintenant pour les quinze prochaines années ? La Grenouillère est une maison notée et jugée : nous visions la troisième étoile, nous étions classés 48ᵉ meilleur restaurant du monde... C'est difficile d'admettre que nos classements seront moins bons à cause de cette inactivité forcée. Mais c'est juste une pause, pas un « game over ». Nous avons pu garder notre savoir-faire grâce à mes autres restaurants, où j'ai dispatché mes équipes. La Grenouillère est le bateau amiral, mais elle forme une seule et même équipe avec les autres. Nous n'avons qu'un genou à terre, pas les deux.

*Du 10 au 14 avril. lagrenouillere.fr

Charlotte Langrand

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