« J’ai vécu avec un ange, Christian Bobin » (Lydie Dattas, poétesse française)

ENTRETIEN - Jeudi sort le livre ultime de Christian Bobin, écrit par le poète alors qu’il était en train de mourir. Son épouse, la poétesse Lydie Dattas, répond à nos questions.
Christian Bobin et Lydie Dattas
Christian Bobin et Lydie Dattas (Crédits : © FRANCESCA MANTOVANI-ÉDITIONS GALLIMARD)

Il faut entrer dans un poème quand le poète est mort. Sinon, cela fait trop de bruit, comme d'éclairer soudain le poulailler. » La poétesse Lydie Dattas est entrée dans le poème pendant que le poète mourait, d'abord chez eux, dans leur maison de Champ Vieux, puis dans la petite chambre que Christian Bobin occupa à l'hôpital de Chalon-sur-Saône. Parce qu'elle a été sa main pour ce livre où Christian Bobin fait entendre son dernier souffle, parce qu'il n'est plus là pour pouvoir lui-même en parler, parce que ce requiem enragé de douceur lui est dédié « à travers les sphères », elle a accepté de répondre à nos questions. Il fallait une occasion aussi extrême et essentielle pour que cette femme sans concession vis-à-vis de nos usages ici-bas se fasse la violence de s'exprimer en public. Dans ce livre ultime où la grâce de Bobin le surveille plus surnaturellement que jamais, il caresse du même doigt l'éternité et le nid d'hirondelle qu'il a détruit à l'âge de 4 ans, converse avec la maladie, avec le silence, avec une assemblée de petites cerises rouges ou avec une ambulancière.

Jamais il n'aura accroché avec une telle simplicité, une telle évidence, des ailes d'ange à chacun de ses mots. Pour ce livre plus encore que pour tous les précédents, Bobin mériterait qu'on invente le masculin de « fée ». Le Murmure est un très court livre infini, un livre total écrit « à bas bruit », « à voix basse », « comme on s'absente », « comme se cachent les bêtes éprises de leur fin, blessées à mort par la beauté de vivre » ; le livre-miroir dans lequel se reflète, s'égare, se révèle toute l'œuvre de notre grand poète ; le livre qui définitivement les sacre, sa prose-poussière-d'abîme-étoilé et lui. Ses mots rêvent. D'amour. De bout en bout il s'adresse à Lydie Dattas. Elle en est le cœur, le « Toi » majuscule : « Toi, réservée et princière, donatrice, tu m'as réappris à vivre, miel et vinaigre, roses et tambourin, goutte à goutte, âme à âme. Je sais ce qu'est une vraie femme et que même Dieu est petit à côté. » Foi de vrai croyant.

LA TRIBUNE DIMANCHE- Christian Bobin vous offre un murmure d'« âme à âme » : de la sienne à la vôtre, avec les nôtres - à nous lecteurs - en guise de témoins. On pourrait se sentir gêné de vous escorter ainsi tous les deux, mais non : on se sent comme obligé. Votre amour nous oblige. À croire. En l'amour, en Dieu, en la poésie, en la vie... Est-ce ce qu'il voulait ?

LYDIE DATTAS- Si ce livre m'est en effet dédié, et personnellement adressé, il est aussi à tous ses vrais lecteurs, ceux que j'appelle muettement « les muguets rouges », les résistants par la poésie. Son impensable force et son efficacité viennent aussi du fait que ses lecteurs savent tous qu'ils mourront un jour. Un homme va mourir, il le sait et il le chante ! Comment ne pas se sentir intimement concerné ? Avant de mourir, Christian a voulu tout donner. Oui : il a voulu nous apporter à tous, qui mourrons un jour, à l'avance, la plus grande aide possible.

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La maladie lui parle : « Il ne s'agit pas de cesser d'écrire, malheureux ! » L'avez-vous encouragé dans cette aventure inouïe consistant à tenir le journal de son avancée dans les nuages qui séparent la vie de la mort ? Quelles sont, concrètement, les conditions dans lesquelles le livre a été écrit ?

On n'encourage pas le tonnerre à tonner, ni le rossignol à chanter. Il chante tout seul. Ma seule action dans cette affaire, ça a été de noter, parfois à la vitesse de la lumière, une phrase, une parole ou une correction. Parfois en direct, parfois au téléphone. Dans une telle aventure divino-humaine (le fond poétique indestructible du vivant), où la mort peut survenir à chaque instant, il ne peut être question de plans, de désirs, de souhaits : le verbe arrive, et il faut juste être à la hauteur de son sens. Malgré sa taille modeste, ce livre restera comme le grand œuvre de Christian Bobin.

Quand je notais moi, c'était sa main qui courait sur le papier : ma main était devenue la sienne

Lydie Dattas

Il marche avec amour vers la mort. « Je crois que j'ai trouvé le fond de l'amour. Grâce à Toi, à ta Passion, à tes ruses d'Agneau, Dieu comptant sur ses doigts et se trompant toujours. Riez, riez si vous voulez. [...] J'ai touché le fond de l'amour et mon cœur est devenu forge. » Il a beau nous le redire encore plus tard dans le texte, « riez, riez si vous voulez », on a surtout envie de pleurer devant pareille absoluité... L'Absolu, c'est lui ? C'est ce que vous aviez en partage ?

Un grand poète vit toujours dans l'Absolu. Il vit dans une sorte de prééternité brûlante qui l'arrache à ce que la vie sociale a de morne. Dans le cas de Christian Bobin, l'expérience physique terrible qu'il lui faut endurer, jointe au génie brûlant de son verbe, fait irrésistiblement penser à ces mystiques persécutés pour leur pensée, comme le poète persan Hallaj, qui fut coupé en morceaux pour avoir dit « je suis Dieu ». S'il n'y a pas chez Christian Bobin de cause à effet, la simultanéité chez lui de la souffrance physique et de la pensée fait de lui un frère de ce poète mystique.

« Tu m'aimes tellement que, même mort tu vas me sauver. Se séparer quand on ne fait qu'un, c'est dur pour des nouveau-nés comme nous. Mais on partage un monde alors on est invulnérables. » Cet amour vous rend-il vous aussi invulnérable ?

L'amour est invulnérable, sinon, ce n'est pas l'amour. Même si on meurt d'amour, il reste invulnérable. Même dans une éclipse de soleil, le soleil ne disparaît pas vraiment. Quand on aime, on est dans l'indestructible. Ainsi, même si ma vie était éternelle, je n'aurais pas assez de temps pour remercier Christian Bobin de ce qu'il m'a apporté, mais ce qu'il m'a apporté ne sera pas détruit, même par ma mort.

En notant les mots de Christian Bobin, vous avez pris jour après jour part à l'écriture de ce livre. Comment faire la part, justement ?

À l'instant où j'ai connu Christian Bobin, je suis devenue sa disciple. J'ai tout de suite vu que j'avais à faire à tellement plus grand que moi ! J'ai voulu comprendre comment il écrivait. J'ai voulu étudier ses incroyables changements de style, ces trous d'air qui furent si souvent critiqués. Pour comprendre l'écriture de Christian Bobin, il fallait d'abord le comprendre lui. Quant à ce requiem, je n'en ai d'abord aperçu que des fragments, qu'il me demandait de placer ici ou là - puisque je parvenais à placer de moi-même au bon endroit, parce que j'étais devenue lui. Il en était toujours satisfait car quand je notais moi, c'était sa main qui courait sur le papier : ma main était devenue la sienne. Il cessa d'écrire quelques jours avant sa mort. Son texte ultime fut la lettre qu'il lut à voix haute le jour de notre mariage et à laquelle je répondais.

Faut-il comprendre que vous vous êtes mariés à l'hôpital ?

Le maire de Chalon-sur-Saône est venu nous unir à l'hôpital le 14 novembre 2022 [neuf jours avant la mort de Christian Bobin]. Désormais je suis Lydie Bobin.

« Le plus grand bonheur que j'aie connu depuis cinquante ans, c'est ta joie devant ce que j'écris. C'est ta compréhension absolue de mon cœur et du monde. » Avez-vous pu conserver cette « joie » et cette « compréhension » jusqu'au bout ?

Sur le bûcher, on n'a pas trop le loisir d'admirer les flammes, même si le feu est magnifique, car on est en train de brûler. Mais savoir qu'on a connu l'amour absolu est une joie sans pareille. C'est la joie du mercure qui monte dans le thermomètre, la joie du busard qui tient l'infini dans ses ailes. L'anéantissement quasi total est la condition de cette joie.

Au début du livre, la musique de Sokolov - que Christian Bobin dépeint comme « une muraille contre la mort » - est comme un refrain, les « mains de Sokolov » font office de scansion, avant qu'au mitan du texte il dise ne plus l'écouter « depuis des semaines »... Que s'est-il passé ?

J'ai une immense admiration pour les découvertes de Carl Gustav Jung, qui est un peu déprécié aujourd'hui. Une de ses grandes paroles est « Plus grande la lumière, plus grande l'ombre ». Ce que les Japonais formulent ainsi : « Plus grande la face, plus grand le dos. » La lumière de la bonté de Christian Bobin était trop grande : voilà pourquoi l'ombre lui tomba dessus à l'hôpital, où lui fut interdit d'écouter de la musique. On lui retira la musique de Sokolov...

Sur Sokolov, il écrit notamment : « Quand le génie entre en scène, ce n'est pas lui qui est là, c'est la délicatesse infinie de la vie, le stéthoscope claqué sur la poitrine de Dieu, les battements qui s'accélèrent, les tambours de l'amour immortel. Le retour de l'esprit. » Ne pourrait-on dire cela de votre époux ?

Oui. On pourrait aussi le dire de Mozart, de Bach, de Chopin, de Novalis, de Charles d'Orléans, de Marceline Desbordes-Valmore, d'Emily Dickinson... Oui, il n'est pas impossible que les artistes soient bientôt les derniers humains de la planète, tous les merveilleux artisans qui étaient le sel de la vie ayant été détruits par la férocité du système.

Avez-vous hésité à faire publier ce texte ?

Christian Bobin a employé ses dernières forces à nous offrir son plus beau livre. Si j'avais mis ce livre sous le boisseau, j'aurais été une drôle de vénérante, vous ne croyez pas ? Ses opposants, en tout cas, en seront pour leurs frais. Il n'est pas né, l'homme qui osera maintenant se moquer de lui. Si Christian Bobin s'était appelé Al-Mutanabbî, il leur aurait répondu par ces vers : « À ma poésie l'imbécile est allergique, comme le cafard au parfum des roses ! » Mais il était Christian Bobin : il leur a répondu par Le Murmure.

Allez-vous lui répondre ?

Les mères lapines tuent leurs petits quand elles sentent que quelqu'un les a touchés dans leur nid : le seul fait de parler d'un projet peut l'anéantir. On a à peine à le savoir soi-même... Si je recevais un signe, et si ce signe était « inspiré », ce serait indigne de ne pas y répondre... Mais si je profitais de l'émotion créée par la sortie du Murmure pour publier moi-même, même si j'avais écrit le plus beau livre du monde, ce serait obscène.

« Tu fais entrer le soleil dans toutes les pièces. Tu invites même la mort à danser. » Avez-vous réussi à inviter sa mort à danser ?

On ne peut faire danser un mort, mais peut-être peut-on danser soi-même avec sa propre tombe sur la tête, comme les derviches tourneurs. La plus haute joie possible quand on vit la mort de l'aimé serait sans doute de mourir avec lui, comme Kleist avec son amour. Il n'y a pas de lit nuptial plus brûlant que celui-là. Mourir ensemble, il n'y a pas plus haut amour. J'ai manqué ça. C'est mon plus grand regret.

Mourir ensemble, il n'y a pas plus haut amour. J'ai manqué ça

Lydie Dattas

L'ode aux berceuses est une merveille. Avec des éclats de lumière qui vous cinglent : « Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais été bercé et ce manque signe pour moi la divinité des mères. Elles ont avec Dieu le privilège de gouverner par leur absence. » Puis, plus loin : « Je n'ai pas souvenir d'avoir été un jour bercé et ce manque m'a ouvert le royaume de la lecture et celui de l'écriture, les deux plus grandes forces au monde. » Ce livre est-il la berceuse qu'il compose pour adoucir le passage vers la grande nuit ? Ou bien une berceuse à destination de ceux qui restent ?

Toute sa vie, Christian Bobin fut hanté par la mort. Ses titres le disent : Le Baiser de marbre noir, Souveraineté du vide, La Nuit du cœur. C'est une berceuse pour lui-même, mais également pour ceux qui traversent la même épreuve « extraordinaire ». Le Murmure est une manière d'apprivoiser la mort, comme Hallaj écrivant ceci : « Je me suis accoutumé au malheur au point de m'en faire un ami. » Mourir est terrible, mais c'est aussi un événement extraordinaire.

« Ouvrir un livre, c'est réveiller la mère qui viendra enfin prendre soin de vous », écrit-il. Quelles furent ses dernières « mères » ?

Une vérité qu'on ne dit pas, c'est que le livre possède une disponibilité divine. Il est là, à portée de main. Qu'on l'ouvre, et l'on n'est plus seul. Fût-il écrit il y a des siècles, l'encre est encore fraîche. Il vient tout de suite nous secourir. Aucune mère n'a cette disponibilité absolue. À l'hôpital de Chalon-sur-Saône, les « mères » de Christian Bobin furent tour à tour Novalis, Kleist, Charles d'Orléans. Et à la fin, sa dernière mère fut l'écrivain allemand Ernst Jünger, qui connut lui aussi la haine des jaloux.

Est-ce que comme lui vous diriez que l'écriture a pour but d'« arracher le langage à l'enfer des opinions » ?

L'opinion, c'est ce que pensent tous ceux qui ne pensent pas. Quand Christian Bobin écrit : « Quitter la vie, c'est dur pour des nouveau-nés comme nous... » alors que nous avons, à ce moment précis, lui 74 ans et moi 75, ça oblige à s'arrêter et à réfléchir. Donc à penser. Récemment, pour la première fois, je suis retournée à Champ Vieux, où nous avons vécu. Il neigeait. La maison et la clairière étaient toutes blanches. C'était beau à pleurer. J'ai pensé : « J'ai vécu au paradis avec un ange. » Pourquoi ai-je eu ce privilège ? Personne ne mérite un tel bonheur.

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Commentaire 1
à écrit le 30/01/2024 à 22:08
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Chère Lydie Dattas, Un jour d automne, en passant par le Creusot, j'ai demandé à mon mari de s arrêter devant l immeuble où habitait Christian Bobin, que je souhaitais depuis toujours rencontrer pour lui dire ma gratitude pour tous les mots écrits ...

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