« Je voulais d’abord parler des opioïdes... » (Barbara Kingsolver, écrivaine)

ENTRETIEN - Le prix Pulitzer est un choc littéraire, un roman extraordinaire où un jeune garçon se fait le porte-voix de ces régions déshéritées qui votent Trump.
Alexis Brocas
Barbara Kingsolver, écrivaine américaine
Barbara Kingsolver, écrivaine américaine (Crédits : © EVAN KAFKA)

Prenez garde : On m'appelle Demon Copperhead, de l'Américaine Barbara Kingsolver, prix Pulitzer 2023, fait partie de ces romans qui vous agrippent dès les premières phrases au point que soudain, plus rien ne compte, sinon de découvrir la suite. Il commence ainsi : « Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l'événement, et ils m'ont toujours accordé une chose : c'est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup. » Dès lors, peu importe que vous ayez déjà lu Kingsolver, 69 ans, régulièrement citée comme Nobel de littérature potentiel, ou que vous détectiez, derrière son histoire, la savante réécriture de David Copperfield, le classique de Charles Dickens dont elle reprend ici la structure et les personnages... Un jeune garçon s'adresse à vous depuis un monde de misère inconnu, dans une langue débordante de vie et de poésie qui s'ignore. Demon Copperhead a 10 ans et le visage des « Melungeons », ces métis des premiers temps de la colonisation, issus des amours des esclaves noirs, des Indiens et des Blancs pauvres : peau brune, cheveux roux, yeux verts, Demon est un concentré d'Amérique. Tout de suite, il vous raconte ce que c'est que grandir dans une caravane auprès d'une mère tellement droguée que c'est vous l'adulte de la maison - et à travers son récit apparaît l'Amérique rurale des Appalaches, ses solidarités, ses lieux dangereux, le torrent de drogue sur ordonnance déversé sur elle par des entreprises pharmaceutiques. Ces fameux opioïdes qui tuent plus de 100 000 Américains chaque année...

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Puis la mère de Demon meurt et vous voilà découvrant avec lui la sinistre condition d'orphelin américain, les assistantes sociales impuissantes ou indifférentes, les solidarités qui persistent mais ne peuvent tout résoudre, les familles qui vous accueillent pour le chèque - un fermier maltraitant, chez lequel Demon découvrira les dangers de la récolte du tabac ; puis un ménage de la classe moyenne étranglé par les dettes, puis le monde de sa grand-mère retrouvée - puis le lycée où Damon se réinvente en héros des stades avant de connaître l'amour, la chute, la rédemption... Six cents pages ont défilé à la vitesse d'un cheval au galop. Un grand roman américain ? Plutôt un « grand roman appalachien », précise l'écrivaine lorsqu'on la rencontre à Paris. Ceci n'est pas qu'une boutade : à travers ce texte, Barbara Kingsolver a cherché à rendre justice à l'Amérique rurale où elle vit, celle des fameux « rednecks » devenus les cibles de l'autre Amérique. « Quand les médias parlent de l'Amérique rurale, c'est pour se foutre de nous. En France, quand les paysans se plaignent, vous les écoutez. » Malgré le décalage horaire, Barbara Kingsolver distille une malice juvénile dans chacun de ses regards - et chacune de ses réponses.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Votre roman parle de tout un pan de l'Amérique d'aujourd'hui.Pourquoi avez-vous eu besoin de vous appuyer sur un classique du roman victorien anglais pour l'écrire ?

BARBARA KINGSOLVER - Je voulais d'abord écrire sur le problème des opioïdes qui, là où je vis, n'épargnent aucune famille. Et je me suis demandé comment écrire un livre qui parlerait de ces sujets très durs sans que le livre lui-même soit difficile - je voulais qu'il soit au contraire accessible, qu'il passionne les gens ! Or c'est ce que Dickens avait réussi avec David Copperfield. Alors j'ai eu l'idée de transposer David Copperfield dans l'Amérique contemporaine. Je suis scientifique de formation [elle est biologiste], j'ai donc procédé méthodiquement. J'ai mis à plat le plan de Dickens et, sous chaque chapitre, j'ai dessiné une petite case dans laquelle j'inscrivais en une ou deux phrase ma propre version de l'histoire, en me laissant la liberté de changer les personnages et les événements si cela ne fonctionnait pas - Dickens est mort, et c'est moi le chef. Et j'ai trouvé, au contraire, que cela fonctionnait magnifiquement !

Encore fallait-il inventer la voix qui donnerait vie à ce plan. Comment avez-vous créé celle de Demon, à la fois triviale et pleine de beauté ?

C'est venu assez naturellement. Beaucoup vient de la nature même de la langue parlée dans les Appalaches. Là-bas, on aime raconter des histoires, et que l'on soit instruit ou non, on utilise une langue qui est souvent poétique. Et puis il y a la personnalité de Demon. C'est un ado féroce, un guerrier, il est naïf et n'a pas beaucoup voyagé, mais il est très intelligent et, à cause de sa vie difficile, il en a vu bien plus que les autres enfants de son âge...

Vous nous montrez aussi l'ambivalence du rêve américain, qui juge les gens responsables de leur réussite comme de leur misère...

C'est tout le problème. Nous naissons avec ce rêve américain gravé en nous. Mais ce mythe, qui vous dit que si vous voulez vous en sortir, vous y arriverez à force de travail, provoque aussi beaucoup de honte, de haine de soi, de dissimulation - les gens cachent leur pauvreté ou leur malheur. Demon, ainsi, pense que tous ses malheurs sont de sa faute. Et c'est aussi ça qui explique son goût pour les super-héros. Lorsque vous vivez dans un endroit comme celui-là, et que vous n'avez aucune chance de vous en sortir, l'idée de quelqu'un venu d'ailleurs pour tout résoudre est forcément attirante.

Cela explique aussi le succès de Trump ?

Absolument. À force d'être réduit à votre pauvreté et de vous faire insulter, décennie après décennie, dans les médias, vous finissez par voter pour le type qui va tout faire sauter.

On m'appelle Demon Copperhead - Barbara Kingsolver, traduit de l'anglais (États-Unis) par Martine Aubert, Albin Michel, 608 pages, 23,90 euros.

Alexis Brocas

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