Livre : « Exorcisme » de Gérald Bronner, délicieux brasier du fanatisme

Avant de faire profession de décrypter les croyances collectives, le sociologue Gérald Bronner était... un maître spirituel. Récit initiatique.
Gérald Bronner
Gérald Bronner (Crédits : © JF PAGA)

C'est l'histoire d'une rédemption à l'envers : une rédemption par la rationalité, par la renonciation aux histoires d'elfes, de fées et d'« un général de Gaulle avec une barbe » - ainsi Gérald Bronner se figurait-il Dieu.

Soit donc Bronner, aujourd'hui 54 ans, remarquable sociologue, professeur à la Sorbonne, membre de l'Académie des technologies et de l'Académie nationale de médecine, spécialiste renommé des croyances collectives au point qu'il eut l'heur de se voir commander par Emmanuel Macron un rapport pour prémunir notre démocratie contre le complotisme et la désinformation, ci-devant « responsable des affaires magiques » du Cerf (« Chercheurs en réalisme fantastique »), un groupe messianique de jeunes Nancéens galvanisés par les histoires d'occultisme et de fin du monde, prêts à en découdre pour faire advenir la révolution. Presque trop gros pour paraître vrai. Barthes aurait suggéré au romancier inventant pareille histoire de moins forcer le trait, sans quoi, dirait notre mythologue en chef, « l'effet de réel » ne saurait fonctionner. Seulement voilà: Exorcisme n'est pas un roman, mais le récit initiatique du susnommé Bronner jusqu'à ses 20 ans.

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Dans ce livre inspiré, sur la forme, par l'ironie clinique dont la bonne littérature américaine façon John Fante a le secret, Gérald Bronner raconte ce qu'il nomme son « envoûtement ». Comment son enfance dans le Nancy des couches populaires a été bercée - et hantée - par des légendes où « le merveilleux soufflait souvent un vent mauvais », où les oracles des cartomanciennes étaient paroles d'évangile et où son oncle Jean-Luc devint, depuis sa tanière tapissée de livres ésotériques, son « dealer » en culture alternative. Comment il fut cloué au lit par des terreurs métaphysiques et des fièvres de cheval qu'aucun médecin ne put expliquer. Comment sa foi dans « le Très-Haut-qui-êtes-aux-cieux » sauve « la racaille en [lui] » de la délinquance, de l'ennui et de la colère. Comment Nahil, un jeune homme charismatique et fascinant, le met « sur la voie de l'initiation » en lui faisant miroiter la possibilité de sortir de son corps pour projeter son corps astral. Comment, obsédés par les démonstrations symboliques et numérologiques, ils arpentent la ville et la vie à la recherche de signes et d'aventures paranormales. Comment ils mettent leur « science criminelle au service de la fin des temps ». Bref: comment, convaincu de n'être pas fait pour l'existence qu'il menait, Bronner est tombé dans « le délicieux brasier du fanatisme ».

Le sociologue tapi derrière le narrateur pointe parfois le bout de son nez pour trucider les crédulités et les crédules : « Partout, toujours, les récits de recrutement se fondent sur cette idée de l'existence d'une victime qui aurait été égarée par la vilenie d'un environnement toxique. Combien sont-ils les misérables qui ont cru qu'une étoffe aussi lâche avait été taillée pour eux ? Et comme cela, on pose des bombes, et comme cela, on se jette dans les précipices de la radicalité. » L'instant d'après, on retrouve le jeune Gérald-qui-se-prend-pour-un-ingénieur-occulte et sa bande, dont le noyau dur est composé de ses frères en absoluité, en « sensibilité aux coïncidences » et en « rêveries apocalyptiques ». « Je me voyais comme un prophète », confie celui qui, de jeune homme isolé, dépressif et terne s'est transformé en « prédateur solaire guidant, aux côtés de [s]on frère Nahil, une troupe d'illuminés prêts à commettre le pire ». On regrette qu'il n'y ait pas une photo à l'appui de cet autoportrait : « J'avais les cheveux longs, une boucle d'oreille et des chemises bouffantes pakistanaises qui me donnaient la silhouette d'un corsaire sans navire. » Ne reste plus qu'à l'imaginer ainsi haranguant la foule avec un masque vénitien et une cape sur la place Maginot de Nancy pour le bicentenaire de la Révolution française.

Grâce soit rendue, si le non-croyant qu'il est devenu le permet, à sa pureté mordante - dans l'envoûtement comme dans le désenvoûtement

Sur le bandeau du livre, on voit l'œil transperçant du Bronner d'aujourd'hui regarder fixement au-delà de lui, de tout, et du reste aussi. Il ne faudrait pas nous pousser beaucoup pour que l'on ait le sentiment de discerner, dans ce trop bleu des yeux, un flou-fou un peu magnétique... Mais sans doute l'a-t-on rêvé... « La croyance est cette machinerie extraordinaire qui transforme le désir en prémonition, puis cette prémonition en savoir », écrit-il. L'éminent rationaliste contemple le jeune envoûté qu'il fut: « Nous habitions là, dans une forteresse de crédulité, protégés par d'innombrables murs qui formaient un labyrinthe où nous nous épanouissions tels des minotaures millénaristes. »

Le « désenvoûtement » viendra de sa passion pour la sociologie. Au départ, il passe ses journées à étudier cette matière sans renoncer à « croire qu'une soixantaine de jeunes exaltés allaient vraiment provoquer une révolution mondiale ». Il n'avait pas de plan déterminé. « Mon idée était qu'en travaillant sur les croyances je pourrais peut-être démontrer qu'elles avaient un fondement objectif. » Aussi opta-t-il pour un mémoire sur « la forme la plus épurée de la crédulité », les superstitions. « Il y aurait le mémoire que je rendrais et qui conviendrait aux normes universitaires et mes notes secrètes sur les symboles collectifs qui pourraient revivifier la magie contemporaine », commence-t-il par se promettre. Il n'avait pas conscience de prendre un risque. « Je pensais que le vulgaire s'adonnait sans savoir à la superstition quand, moi, je convoquais des "formes pensées" qui prenaient vie dans l'astral pour rétroagir dans le monde réel et m'aider à éloigner le mauvais sort. » Ce mémoire s'avère un miroir dans le reflet duquel il se découvre très superstitieux. « Plus j'avançais dans ma réflexion, plus je devenais, à mon corps défendant, mon premier laboratoire. » Il comprend alors qu'il appartient à « cette humanité craintive ». « En réalité, j'avais anobli tous les gestes du quotidien pour conjurer le malheur. » Puissante définition de la foi.

La fièvre ne s'est pas défaite d'elle-même, souligne-t-il. « Je me suis battu pour qu'elle reste. Je ne voulais pas qu'advienne celui qui est en train d'écrire ces lignes. La bête crédule s'est débattue avant de s'effondrer. »

Quand le nouveau millénaire fut venu et pas l'apocalypse, Bronner se fit tatouer - il ne précise pas quoi... - afin de « graver dans [s]on corps le divorce » avec la crédulité. « Sur mon dos et mon ventre afin que je ne puisse tourner mon regard où que ce soit sans que ma vérité ne me soit rappelée. »

Grâce soit rendue, si le non-croyant qu'il est devenu le permet, à sa pureté mordante et émouvante - dans l'envoûtement comme dans le désenvoûtement.

Où l'on pressent - et c'est encore plus fort que s'il le disait - que, en matière de mithridatisation contre le désir de merveilleux, un magistère rationaliste reconnu dans le monde entier n'est pas de trop pour protéger un fanatique repenti. Bronner a cette phrase poignante en guise d'oraison funèbre de son oncle Jean-Luc: « Je sais que je n'ai plus le droit de faire des prières mais, tout de même, est-il possible que quelques fées l'attendent et s'occupent de lui là où il se trouve ? » Le tout jeune homme qui adressait ses requêtes au « général de Gaulle avec une barbe » n'est jamais loin... Du reste, n'est-ce pas lui qui, dans ce livre, parle si souvent de sa « maman » et qui finit en pasti-chant la dernière phrase d'une bible à laquelle le désenvoûté s'est donné le droit de rester fidèle: Le Seigneur des anneaux ?

Il ne suffit pas de s'amputer de Dieu pour ne plus sentir le membre fantôme.

ExorcismeGérald Bronner, Grasset, 240 pages, 20 euros.

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