JR : « L’art nous tend le miroir de notre société »

ENTRETIEN - Le street artiste mondialement connu s’est immergé dans une des prisons les plus violentes des États-Unis. Il raconte son tournage avec les détenus.
L'artiste JR.
L'artiste JR. (Crédits : LTD / Grégoire Machavoine)

L'artiste JR revient avec un documentaire choc tourné dans une prison californienne. Une puissante expérience humaine et de « justice restaurative ».

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Son allure juvénile n'a pas pris une ride. JR promène toujours une silhouette agile et dissimule encore son visage derrière des lunettes noires et un chapeau. L'ancien graffeur devenu street artiste a choisi la planète pour terrain de jeu, la transformant en une grande galerie à ciel ouvert : maniant l'art de l'éphémère et celui du spectaculaire, il installe ses photos géantes dans des endroits insolites, des portraits d'anonymes nichés dans les coins les plus reculés ou violents de la planète (bidonvilles, favelas) ou les plus célèbres (pyramide du Louvre, pyramides d'Égypte...). Filmées et documentées, ces images frappantes cartonnent à chaque fois sur les réseaux sociaux et ont rendu cet « artiviste » (artiste activiste) populaire dans le monde entier. Cette fois-ci, avec son nouveau documentaire, Tehachapi, JR s'est immiscé dans un environnement clos : le quotidien d'une des prisons les plus sécurisées et violentes des USA. Pour une rencontre singulière avec ses détenus souvent condamnés à vie, qui interroge le pouvoir de l'art sur l'humain et la justice des hommes.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Vous qui avez l'habitude des œuvres d'art à ciel ouvert, qu'est-ce qui vous a attiré dans le milieu carcéral ?

JR - J'avais déjà eu une expérience en prison, celle de Rikers Island, à New York. C'était arrivé par hasard et j'avais fait quelque chose d'illégal... car le directeur de la prison était un graffeur comme moi et connaissait mon travail : il m'a autorisé à coller mes photos sur un mur et même sur un bâtiment entier dans la prison, en utilisant la grue qui servait à réparer les barbelés ! On n'a pas pu filmer ce projet car il avait risqué sa place en m'autorisant à le faire. Ses supérieurs ont fermé les yeux. Bref, je n'avais pas pu mener ce projet en profondeur, comme je l'aurais voulu.

En réitérant en Californie, quel était votre but ?

En fait, je n'étais pas du tout préparé à ce que j'allais découvrir en arrivant à Tehachapi... Je ne savais pas ce qu'était une prison de très haute sécurité, une « super max ». Donc toutes ces questions de « deuxième chance » donnée aux prisonniers ou cette interrogation, est-ce qu'un homme peut changer ?, qui sont maintenant évidentes quand on voit le film, n'étaient pas présentes dans mon esprit au début. Quand je suis arrivé, j'ai simplement demandé aux prisonniers : « Détenus comme gardiens, n'êtes-vous pas finalement tous enfermés dans ces crimes ? »

Portrait en trompe-l’œil des prisonniers dans la cour de la prison par JR.

Portrait en trompe-l'œil des prisonniers dans la cour de la prison par JR. (Crédits : ©LTD /JR).

Comment avez-vous gagné leur confiance ?

Tout a été très vite. En entrant dans la prison, j'ai été briefé tout de suite par l'armée, qui m'a interdit de les toucher ou de leur serrer la main. Mais quand je les ai vus tous assis, j'étais aussi intimidé qu'eux alors je leur ai serré la main à tous ! Aujourd'hui encore, quatre ans plus tard, ils me disent que ce qui les a le plus marqués dans tout le projet, c'est ce geste. Avant ça, ils étaient totalement fermés, il y avait un silence infini... Et puis Barrett, qui devait rester là à perpétuité, a posé une question : « Les gens ne nous voient plus comme des humains, alors en quoi cela va nous aider de participer à ce projet ? » Tout est parti de là : je m'étais déjà demandé si l'art pouvait changer le monde, maintenant je me demandais si l'humain pouvait changer.

Les règlements de comptes sanglants entre gangs, les condamnations à la perpétuité, les cages... Vous attendiez-vous à autant de violence ?

Non, nous sommes arrivés très naïvement. On ne savait pas qu'il existait vraiment des cages pour emprisonner les gens : on les voit dans les films mais on croit qu'elles existent seulement dans des endroits spéciaux comme Guantánamo... En fait, on avait choisi le pire endroit aux États-Unis, une prison où l'on déshumanise les gens, où même les gardiens disent, comme si c'était une évidence, qu'ils voient les détenus comme des animaux. Cela fait peur. Il y avait là plein de prisonniers qui n'ont jamais tué personne et qui se retrouvaient dans ces cages, car les peines californiennes sont très dures à cause de la loi des three strikes : quand on accumule trois délits mineurs, on entre en prison à vie. Si je vole votre téléphone, que je me bagarre et que je casse une voiture : prison à vie ! Cette loi a été abrogée depuis, mais quelques-uns des prisonniers en payaient encore le prix. D'autres s'étaient retrouvés embarqués dans les gangs de la prison et avaient aggravé leurs peines... Donc, en entrant là-dedans, je ne me rendais pas compte que mon projet pourrait avoir un tel impact sur eux.

Ce collage a duré trois ans. Continuez-vous toujours à prendre de leurs nouvelles ?

Oui, car depuis la fin du projet, les participants sortent un à un de la prison ! On en a fait sortir 60 à 70 % ! On retourne là-bas continuellement, c'est une œuvre en cours qui ne va pas s'arrêter là. Avant, je n'avais jamais pu calculer l'impact de mes projets de manière aussi précise et avec des chiffres à l'appui. J'ai bossé vingt ans à Clichy-Montfermeil, quinze ans dans les favelas au Brésil et j'ai vu des changements s'opérer, mais ils étaient liés à plusieurs facteurs, pas seulement à mes photos. On a tellement envie de rêver, en pensant que l'art peut changer des choses dans la société... Là, c'était l'idéal pour s'en rendre compte : depuis trente ans, tout le monde se fichait de cette prison perdue dans le désert, il n'y avait jamais eu de programme de réhabilitation des prisonniers. Le directeur était presque à la retraite, il n'avait rien à perdre, alors il m'a donné toutes les autorisations, je pouvais faire ce que je voulais ! Un responsable de prisons en France m'a dit qu'ici on ne m'aurait jamais donné un tel permis... Aux États-Unis, c'est tout ou rien : on met tout le monde dans des cages et d'un coup on laisse entrer un petit Français avec son téléphone, qui partage ça en direct sur les réseaux sociaux !

« C'est une œuvre en cours qui ne va pas s'arrêter là »

Comment s'est passée votre rencontre avec Kevin, le prisonnier avec une croix gammée tatouée sur la joue ?

Ils avaient tous des tatouages de gangs différents, d'autres avaient écrit « skinhead » sur leur crâne... C'était assez intimidant, moi je n'osais pas croiser tous les regards ! Le tatouage de Kevin était très visible... Quand il est venu se faire photographier, je lui ai demandé pourquoi il avait ça sur le visage et je me rappellerai toujours son geste : « Ah, ça ? j'aimerais bien l'enlever, c'est un signe de gang que j'ai fait ici mais cela ne me correspond plus depuis longtemps. » J'ai posté sa photo sur les réseaux sociaux, les gens ont commenté sans connaître le contexte et ont pensé que je faisais de l'incitation à la haine... J'en ai parlé avec lui et nous avons décidé de faire plusieurs vidéos où il expliquait l'histoire de ce tatouage et pourquoi il voulait s'en débarrasser.

Collage sur le sol du montage de photos.

Collage sur le sol du montage de photos. (Crédits : ©LTD / HUNTER NOLAN).

Vous ne vous êtes jamais dit qu'il pouvait vous mentir, que vous étiez peut-être naïf ?

On pourrait ne pas le croire à 100 %. D'ailleurs, dans les commentaires sur les réseaux, certains le croyaient, d'autres pas. Mon entourage me disait : « Tu es totalement naïf, c'est un néonazi en prison haute sécurité et il est en train d'essayer de t'avoir pour que tu l'aides à sortir. » J'ai douté, mais il était tellement sincère par rapport à d'autres qui nous racontaient clairement des histoires... Le jour où je suis allé le chercher à sa sortie de prison et qu'on a mangé un burger sur la route, j'ai vu les réactions des gens... Je me suis rendu compte que j'étais avec un mec avec une croix gammée sur la joue, dans la rue à Los Angeles ! Ça a soulevé beaucoup de questions en moi : est-ce qu'on peut vraiment changer quand on a « white power » tatoué sur le corps ? En tout cas, lui, quand quelqu'un à Paris mettait trois petits cœurs en commentaire sous sa vidéo en disant « je crois en toi », cela le marquait profondément. C'est la première fois que je voyais l'impact de mon projet en temps réel : cela a donné à Kevin une existence hors de la prison, ce qui l'a motivé pour prouver qu'il valait quelque chose et pour obtenir sa libération. Il y a plus de deux ans et qu'il est sorti, et c'est un mec incroyable.

Est-ce que vous auriez envie de faire pareil en France, où la surpopulation carcérale est aussi un problème et la justice restaurative, un sujet ?

Mes projets sont souvent le fruit du hasard, ils ne sont pas des études sociologiques... Aller voir les politiques pour parler de ces sujets, ce n'est pas mon approche. Moi, je soulève des questions mais je n'apporte pas forcément les réponses : l'art raconte des histoires pour nous faire réfléchir, il nous tend le miroir de notre société. Pour le moment, je veux continuer ce travail aux États-Unis, car je donne toujours une continuité sociale à mes projets : par exemple, au Brésil, on a ouvert une école dans une favela... Dans la prison, le cœur du projet n'était pas qu'il soit artistiquement réussi mais qu'il vienne briser la solitude des prisonniers et des gardiens : ce collage géant a créé des « accidents », c'est-à-dire qu'ils ont dû se parler et travailler ensemble, ce qui n'arrivait jamais en temps normal. Ils ont aussi pu écouter les histoires de chacun, enregistrées et disponibles sur l'application. Le projet a même changé les liens dans les familles des prisonniers : leurs enfants sont venus les voir... On a donc engagé Kevin, qui est sorti depuis deux ans, pour qu'il aille de prison en prison avec Barrett coller des portraits et enregistrer les histoires de chacun. Si on arrive à multiplier tout cela, on aura effectivement besoin d'aller voir des hommes politiques pour pouvoir pénétrer dans d'autres prisons, aux États-Unis et pourquoi pas en France... et dans des prisons pour femmes aussi.

JR et les prisonniers

Tehachapi, en Californie, est l'une des prisons les plus violentes et les plus sécurisées des États-Unis. Les détenus y sont pour la plupart incarcérés depuis au moins dix ans et purgent des peines de prison à vie après avoir commis des crimes pendant leur adolescence, alors qu'ils faisaient parfois partie de gangs. C'est là que l'artiste JR a obtenu l'autorisation exceptionnelle de poser son objectif et de mener l'une de ses installations photographiques les plus insolites : prendre en photo et coller dans la cour des clichés géants de ces détenus que plus personne ne touche ni ne pense voir sortir un jour de ces murs (et même des cages installées dans la cour). JR continue ainsi d'interroger le pouvoir de l'art sur cette population singulière, entravée et sans avenir, mais aussi la capacité des humains à changer quel que soit leur passé. Sans aucun jugement et avec son habituel naturel, JR désarme jusqu'aux colosses les plus tatoués de l'aventure, les entraînant dans un projet artistique qui leur apporte pour la première fois une attention qu'ils pensaient ne plus jamais mériter, point de départ de leur envie d'évoluer. Un documentaire puissant sur l'art qui guérit et la justice restaurative.

Tehachapi, de JR. 1 h 32. Sortie mercredi. Note : 3⭐/4

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