La cassette audio au plastique cristallin tourne entre les mains de Jennie, la chanteuse du groupe de K-pop Blackpink. La star glisse l'enregistrement dans une platine cassette vintage et presse la touche « play ». Les bobines dorées siglées Chanel se mettent à tourner pendant que de jolis mannequins femmes et hommes entament une partie de chaises musicales. Depuis sa première diffusion mi-janvier, cette habile vidéo promotionnelle au rythme technoïde du titre It's So Good de Jamie xx collectionne les commentaires positifs sur la chaîne YouTube de Chanel aux 2,5 millions d'abonnés. Par ce clip pour la collection Coco Crush, la maison de luxe de la rue Cambon valide définitivement le retour en fanfare de la cassette audio. Plus tendance, tu meurs ! Le grand Karl aurait adoré.
C'est à Avranches, dans la Manche, qu'est située l'entreprise RTM Industries, anciennement Mulann, premier fabricant de bande magnétique au monde et devenu acteur de ce come-back surprenant. Jean-Luc Renou, ingénieur spécialisé dans l'audiovisuel numérique, était tombé sous le charme des cassettes lorsqu'il a racheté l'usine Mulann en 2014 avant de la céder à l'anglais RTM Industries en 2022 et de se mettre en retrait. « L'entreprise fabriquait essentiellement des bandes magnétiques pour les cartes de crédit ou les tickets de métro, ainsi que quelques bobines destinées aux studios d'enregistrement professionnels, raconte le jeune retraité. Après le grand retour du vinyle, on a reçu des demandes de producteurs de musique pour refaire des cassettes, alors on s'est dit pourquoi pas. »
Relancée en 2018, la fabrication représente aujourd'hui 30 % du chiffre d'affaires de 5 millions d'euros de l'entreprise. Aux États-Unis, le premier marché, il s'est écoulé 440 000 albums au format cassette en 2022 contre 343 000 en 2021, soit 28 % de croissance, et la tendance s'est maintenue en 2023. Certes, le nombre de cassettes audio reste anecdotique comparé aux 100 millions d'albums tous supports confondus, dont 80 % en streaming, ou encore comparé aux 83 millions de cassettes vendues en 1989 au seul Royaume-Uni, mais la progression est nette et sans bavure. Preuve en est l'épuisement rapide de l'album de Taylor Swift Midnights sur bande magnétique avec plus de 14 000 unités vendues ou les 11 000 exemplaires de l'album Harry's House du Britannique Harry Styles.
Mais comment ce retour en grâce a-t-il été possible ? Une des explications est à chercher du côté des studios Marvel et du film Les Gardiens de la Galaxie, dans lequel le héros interstellaire Star-Lord (Chris Pratt) écoute la même cassette en boucle sur un Walkman en souvenir de sa mère décédée quand il était petit. Les BO des films figurent d'ailleurs en toute première place aux États-Unis en 2022, avec près de 40 000 exemplaires vendus des différentes mixtapes. Les séries télé aussi ont contribué à redorer le blason du baladeur à cassettes, en particulier grâce à celui du personnage de Max dans Stranger Things (Netflix) ou celui d'Ellie dans The Last of Us (HBO). Sauf que le cinéma et les séries ne peuvent pas à eux seuls expliquer un engouement pareil. Le disquaire Toma Changeur, patron de Balades Sonores à Paris, près de Montmartre, discerne quatre catégories d'acheteurs : « Il y a toujours un public de niche amateur de punk rock ou de noise parce que c'est le produit de merchandising le moins cher du marché. Ensuite, il y a les nostalgiques esthètes qui ont conservé leur platine et qui apprécient le grain particulier de la bande magnétique, mais on trouve aussi ceux qui ont tout simplement une voiture à la campagne et se rachètent des cassettes pour leur autoradio. Enfin les jeunes de moins de 20 ans apprécient ce format vintage qui permet de collectionner et de toucher des objets et donc de matérialiser la musique. »
Encore faut-il avoir un lecteur. Or les baladeurs de qualité commencent à se faire rares sur les sites de petites annonces ou sont beaucoup trop usés. C'est en partant de ce constat que deux amis, Romain Boudruche et Matthieu Mazières, ont imaginé leur propre lecteur portatif, baptisé We Are Rewind, vendu depuis 2022 au prix de 149 euros. Il s'agit d'un bel appareil au toucher alu, comme les premiers Walkman Sony en 1979, qui offre une bonne prise en main.
Doté d'un système Bluetooth pour diffuser la musique vers une enceinte connectée, il dispose d'une batterie rechargeable permettant d'éviter de courir après les piles. « Nous avons souhaité que notre lecteur puisse aussi enregistrer et l'appareil est vendu avec une cassette vierge, pour pouvoir se composer une playlist à partir des plateformes de streaming comme Spotify ou Apple Music, et ça cartonne, s'enthousiasme Matthieu Mazières. Nous en sommes déjà à 20 000 appareils vendus, dont 50 % exportés vers le Japon et les États-Unis. » Pas étonnant que la petite entreprise française, qui fabrique ses appareils en Chine, lance la commercialisation d'accessoires supplémentaires comme un « belt clip », pour accrocher le lecteur à sa ceinture (20 euros), ou des écouteurs au look eighties avec de vraies mousses orange (50 euros). Mais le meilleur reste à venir, avec la sortie dans le courant de l'année d'un véritable ghetto blaster à l'ancienne, dont le lecteur est couplé à des enceintes stéréo, et peut-être un jour un appareil avec la fonction autoreverse. En attendant, We Are Rewind annonce 700 000 euros de chiffres d'affaires au cours de son premier exercice de mars 2022 à mars 2023, et devrait atteindre le million en mars 2024. Une belle réussite financière au pays de Molière, dont l'Harpagon aurait vu d'un bon œil le retour de la cassette.
Le numéro un mondial de la bande magnétique est à Avranches C'est un bâtiment discret de 7 000 mètres carrés comme il en existe tant dans les zones d'activité, coincé entre un dépôt Mr. Bricolage et un centre E.Leclerc dans l'est d'Avranches (Manche). RTM Industries est pourtant l'usine numéro un dans le monde pour la fabrication de bandes magnétiques sonores. Anciennement connue sous le nom de Mulann Industries, l'entreprise normande acquise en 2014 par Jean-Luc Renou a relancé la production de bande magnétique audio en 2018, avant de connaître un cruel manque de liquidités en 2022 en raison du Covid et du départ d'un gros client. « J'ai dû mettre la société en liquidation, et c'est à ce moment-là que les Anglais de RTM et leur actionnaire Britford sont arrivés, rappelle l'ancien PDG. Ils sont tout aussi passionnés que nous par le son et ont pu sauver l'usine et ses emplois. » Employant aujourd'hui 38 salariés, RTM Industries se porte bien, affiche 5 millions de chiffres d'affaires, vient de recruter un docteur en chimie et cherche à embaucher six collaborateurs (un enducteur, un qualiticien et des techniciens de découpe). « Nous fabriquons près de 5 000 kilomètres de bande magnétique par mois, explique Stephen Buygnet, le nouveau directeur industriel. Avec ce ruban de 3,81 millimètres de large, nous assemblons entre 500 et 700 cassettes par semaine, à raison de 90 mètres de bande par cassette. Le reste de la production de ruban magnétique est vendu à d'autres entreprises de duplication en Europe et aux États-Unis. » Les coques en plastique qui enserrent les petites bobines sont importées d'Italie, mais l'assemblage complet des cassettes, de la mise en boîte à l'impression de la pochette, et l'emballage sont faits sur place. « Une grande partie des cassettes sont vendues vierges, poursuit le directeur de l'usine, mais nous avons aussi une activité de duplication d'albums. Le groupe de rock gothique Evanescence nous a commandé 5 000 cassettes destinées au coffret deluxe de la réédition de son album Fallen. » Ce coffret en édition limitée, vendu 250 euros, qui célèbre le 20e anniversaire de l'album est déjà en rupture de stock sur le site du groupe. La cassette n'a plus rien d'évanescent.
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