« La haute couture fait partie de notre patrimoine culturel » (Inès de La Fressange, styliste)

ENTRETIEN - Elle a fait de son nom à particule une marque. De son style, un guide. Confessions sans langue de bois d’une icône de la mode dont l’élégance naturelle est devenue une signature.
Inès de la Fressange à Londres en octobre lors d’un dîner Roger Vivier.
Inès de la Fressange à Londres en octobre lors d’un dîner Roger Vivier. (Crédits : © ALI MOEEZ)

Pas d'ascenseur. Un petit escalier bien ciré. Il mène à l'ancien atelier de l'artiste peintre Félix Legueu, où vit Inès, parmi les livres et les œuvres d'art. Tout juste 66 ans, avec ce petit quelque chose de paillettes en plus, au fond des yeux. Si elle a été choisie pour incarner Marianne, elle le doit à sa noble beauté mais aussi à son côté gavroche et son refus des convenances hérité de ses parents pour qui la liberté avait plus d'importance que les principes. Premier et dernier mannequin à avoir signé un contrat global avec une marque de luxe, l'égérie Chanel a fait de son allure un best-seller stylistique - son livre La Parisienne a été traduit en 20 langues. Aujourd'hui, l'ambassadrice des souliers Roger Vivier est directrice artistique de sa propre marque de vêtements, qui porte son nom, donne ses bonnes adresses tous azimuts dans Le Journal d'Inès, et ses conseils dans sa newsletter (« Lalettredines.fr »), qu'elle rédige chaque semaine. Rencontre avec une femme créative.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Quel rôle, selon vous, joue la haute couture pour la France ?

INÈS DE LA FRESSANGE - La haute couture fait partie de notre patrimoine culturel, elle participe au rayonnement du pays. Il faut la préserver. Elle œuvre à la sauvegarde d'un artisanat somptueux et des métiers d'art. Ils ont tendance à disparaître, pourtant, la France rayonne grâce à leur excellence. Réunir autour de la haute couture autant de savoir-faire, c'est extraordinaire !

Malgré la conjoncture économique, les groupes de luxe français affichent des progressions insolentes à deux chiffres, se développant à l'international.

Acheter du luxe est une façon d'acquérir une partie du style d'une grande maison. À l'étranger, c'est d'abord Dior, Hermès, Chanel que l'on connaît de la France. À l'inverse, la mode française se nourrit de cultures étrangères. Nombreux sont les couturiers étrangers de son histoire, tel Charles Frederick Worth, d'origine britannique, à qui l'on doit la première chambre syndicale de la haute couture, en 1868. Balenciaga était espagnol, Schiaparelli, italienne, Karl Lagerfeld, allemand. Yves Saint Laurent s'inspirait de la culture nord-africaine. Paris reste la capitale mondiale de la mode et son industrie en pole position, source de nombreux emplois. Mais nul n'est prophète en son pays, pas même la mode. Elle est associée à la frivolité et à une élite aisée, et ne semble pas être considérée à sa juste valeur.

Avez-vous un message à faire passer à Rachida Dati, ou une invitation pour qu'elle assiste aux défilés ?

« Calme, en avant et droit », comme on dit à Saumur, au Cadre noir ! Rachida Dati est une personne courageuse, dotée d'une grande force de caractère. Je trouve très agaçant de voir quelqu'un attaqué sur son travail avant même d'avoir commencé. La mode est sous la tutelle du ministère de l'Industrie et non de celui de la Culture. Mais, oui, c'est bien que des représentants du pays assistent aux défilés. À 91 ans, la reine Élisabeth II était à la présentation du jeune Anglais Richard Quinn, créateur d'une mode responsable. Je me souviens d'avoir fait un show au Portugal avec la femme du président portugais. Elle avait défilé en personne pour soutenir la mode de son pays.

Karl Lagerfeld était le bourgeois gentilhomme. Il m'a appris mon futur métier de styliste sans que je m'en aperçoive

« Les modes passent, le style est éternel », disait Yves Saint Laurent. Le vôtre est devenu l'incarnation de la Parisienne. Quel est-il ?

Le style, c'est oser, et ne pas se soucier des tendances de mode. Longtemps, j'ai ignoré ce terme de « Parisienne ». Les étrangers m'en parlaient systématiquement. La Parisienne fascine. Son style n'est pas ostentatoire, il est fait de choses anciennes et contemporaines, luxueuses et moins luxueuses. Elle ne porte pas de logos, elle ne va pas essayer de faire comprendre à sa voisine que ça va bien pour elle. Dans un aéroport, on la reconnaîtra entre mille. Aux États-Unis, ils disent effortless chic, « chic sans effort ».

Au-delà du vêtement, il y a chez la Parisienne un esprit qui vient du siècle des Lumières. De quoi donc s'affranchit-elle ?

Du jugement des autres. Elle s'habille pour elle-même. La Pompadour a créé l'idée même de la mode. Avec cette arrogance de penser : « Si j'aime ça, c'est que c'est bien. »

Votre lignée aristocratique remonte à 1439. Que faites-vous de cet héritage ?

Nous avons eu des croisés qui ont été cannibales, il vaut mieux que je n'en fasse pas grand-chose !

Marie-Antoinette et Rose Bertin, Joséphine et Louis Hippolyte Leroy, ces couples de mode, « influenceurs » de leur époque, ont fait son histoire. Inès de la Fressange et Karl Lagerfeld ?

J'ai eu le meilleur des professeurs, dans la meilleure des écoles. Je m'asseyais à côté de lui, à son grand bureau. On recevait les mannequins, on choisissait les tissus, les accessoires. Karl m'encourageait à me prononcer. « T'as qu'à faire un dessin, ce sera plus simple », me lançait-il. C'était le bourgeois gentilhomme. Il m'a appris mon futur métier de styliste sans que je m'en aperçoive. J'ai l'immense chance d'avoir vu travailler Colette Maciet, la première d'atelier Chanel, et Madame Édith, reine du drapé. Elle donnait l'air de jouer du piano en drapant la mousseline. Je me réjouis d'avoir réussi à développer ma petite entreprise française, entre la très grande distribution et le monde du luxe. J'en suis très fière.

Un souvenir mémorable avec Karl ?

C'était aux États-Unis. On s'est retrouvés, Karl et moi, à la table d'un dîner donné dans un grand magasin, entre le rayon chaussettes et celui des lunettes. La situation était surréaliste. Karl n'avait rien mangé et rêvait d'un hot-dog. Le chauffeur nous a conduits dans un boui-boui de Chicago. J'étais en robe longue, couverte de perles, Karl en smoking, avec son éventail. Nous avons mangé nos sandwichs près d'un lac, dans notre limousine noire à rallonge, « ultra-strech », comme celle de Picsou. Karl s'est endormi, épuisé, la tête sur mon épaule. C'est le souvenir très touchant d'un Karl sans retenue.

Cinquante ans après vos premiers pas de mannequin, vous êtes revenue en une du magazine Elle et avez défilé pour Balenciaga. L'âge vous a-t-il fait douter?

Je crains toujours de devenir une vieille bique avec des idées rétrogrades. Néanmoins, entendre des célébrités apprécier de vieillir ou dire que c'est merveilleux m'étonne toujours. Se réveiller le matin avec l'air épuisé alors que l'on a bien dormi... J'ai abandonné le métier de mannequin il y a bien longtemps mais j'ai récemment accepté de défiler, un peu par vanité, et parce que les femmes d'un certain âge sont peu représentées sur les podiums et dans la presse féminine.

Je crains toujours de devenir une vieille bique avec des idées rétrogrades

La fédération de la mode parle de « liberté, égalité, défilés », l'environnement est au centre des préoccupations d'une mode plus propre. Qu'en pensez-vous ?

Il faut rester vigilants, soucieux et conscients de toutes ces causes relevant de la diversité. Les cabines de M. Givenchy et d'Yves Saint Laurent étaient composées de femmes de tous les continents. À l'époque, c'était normal. Quant à l'environnement, dès qu'on interroge les couturiers sur la question de l'écologie, ils se sentent tous concernés. Mais transporter des personnalités et journalistes à l'autre bout du monde pour voir un show, même si je peux comprendre l'hommage rendu aux cultures étrangères ou l'ouverture de marchés, ce n'est pas génial pour la planète. Ça me chiffonne.

On a vu sur tapis rouge la députée américaine Alexandria Ocasio-Cortez arborer une robe avec inscrit au dos « Tax the rich » (« taxez les riches »), et le mannequin Cara Delevingne une sorte de gilet pare-balles Dior au message choc, « Peg the patriarchy » (« défoncez le patriarcat »). Le vêtement peut-il être une arme politique ?

On peut avoir l'air de révolutionnaires sur les tapis rouge, mais les vraies héroïnes, ce sont ces femmes en Iran ou en Afghanistan, où se couper les cheveux et sortir non voilée sont des actes de courage. Dans certains pays, les femmes ne peuvent pas s'habiller comme elles le souhaitent, ce qui correspond aussi à ce qu'on leur interdit de faire, comme accéder aux études et au travail. Je préfère penser aux femmes qui, au risque de leur vie, luttent pour leur droit à s'habiller selon leur volonté plutôt qu'aux extravagances des tapis rouges.

Vous étiez récemment en Argentine, sur la terre de vos ancêtres. Racontez-nous.

Je suis allée voir mes parents. Ils fêtent leurs 68 ans de mariage cette année. J'étais très intriguée, ayant vu des images pour le moins inquiétantes du président Javier Milei avec une tronçonneuse. L'Argentine est surendettée, l'inflation a atteint 211,4 % en 2023. Quand on sait les dépenses personnelles excessives de certains administrés ou de dirigeants de grandes entreprises et la corruption abyssale de ce pays, à partir de là, ça ne peut pas être pire. C'est un pays trop peu connu. Les paysages sont extraordinaires, les gens adorables.

Après la mort de votre grand-père, votre grand-mère Simone Lazard, de la famille de banquiers du même nom, a épousé successivement Maurice Petsche et Louis Jacquinot, tous deux ministres de la IVe République. Vous a-t-elle transmis le goût de la politique?

Je n'ai pas hérité de sa passion dévorante pour la politique. Elle avait influencé le général de Gaulle à autoriser le vote des femmes. J'ai des opinions politiques. Et ça me navre que des gens ne s'y intéressent pas, parce que tout est politique !

UNE VÉRITABLE SOFT POWER

Alors que s'ouvre la semaine de la haute couture, dont le marché est estimé à 10,5 milliards d'euros annuels, 30 maisons vont présenter leur collection dans la capitale. Particulière à la France, l'appellation haute couture est protégée juridiquement par décret. Ses règles sont strictes : les vêtements doivent être réalisés sur mesure à la main dans les ateliers de la maison et défiler deux fois par an à Paris avec un minimum de 25 modèles par collection. Privilège de quelques clientes fortunées, la haute couture engendre une force économique puissante. L'industrie de la mode et du luxe en France représente 150 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, soit 2,7 % du PIB.

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