« Le système accorde trop de place aux acteurs » (Florence Loiret Caille, actrice)

ENTRETIEN - Connue pour son rôle dans « Le Bureau des légendes », l’actrice prête dans « La Tête froide » son caractère authentique à un portrait de femme en difficulté financière, devenue passeuse de migrants.
Charlotte Langrand
Florence Loiret Caille au Festival Lumière en 2018 à Lyon.
Florence Loiret Caille au Festival Lumière en 2018 à Lyon. (Crédits : © PAUL GRANDSARD/INSTITUT LUMIÈRE/SAIF IMAGES)

C'est une comédienne à part, de celles qui se donnent brutes et entières à leurs personnages, sans fioritures psychologiques. Florence Loiret Caille, connue pour son rôle de Marie-Jeanne dans Le Bureau des légendes, a aussi travaillé avec Haneke, les Larrieu, Jaoui et Bacri ou Claire Denis... Elle prête aujourd'hui son caractère sauvage, sa finesse de jeu et sa gouaille à un portrait de femme authentique dans La Tête froide de Stéphane Marchetti : Marie, une femme en grande difficulté financière devenue passeuse pour les migrants. Rencontre avec une comédienne libre qui évoque son idole Ariane Mnouchkine, l'ego des acteurs, son clown créé sur Instagram, la loi immigration...

LA TRIBUNE DIMANCHE - La Tête froide raconte l'histoire de deux misères qui se percutent, celle des classes populaires en France et celle des migrants. Des gens qui d'habitude n'ont pas de visage...

FLORENCE LOIRET CAILLE - Les personnages de Marie et Souleymane sont des invisibles dont on ne parle qu'avec des chiffres. C'est intéressant de ne pas en faire des victimes, ni de les résumer au « méchant Français face au gentil migrant » ou l'inverse... Le film n'est pas manichéen. Les gens ne deviennent pas tous des passeurs pour en faire une industrie, ils ont d'autres problèmes. Marie évolue avec le passage du col de la montagne, une métaphore de la frontière entre la vie et la mort, qui provoque cette bascule en elle : on ressent physiquement à quel point ces deux personnages n'ont plus rien à perdre. Au départ, elle est indifférente à ce qui l'entoure car elle doit survivre par n'importe quel moyen : elle n'est pas très sympathique, c'est un soldat de la précarité, elle fait ce qu'elle peut... Leur rencontre va les modifier.

Lire aussiSéries politiques : tous accros !

Le sujet, très politique, résonne avec la loi immigration de décembre dernier...

J'ai voté pour un candidat qui nous avait promis, à moi et à beaucoup d'autres, que notre vote « l'obligeait »... Cette loi est comme une trahison. C'est pour cela que ce film est important, l'immigration irrigue toute l'actualité, présente et à venir, à cause du dérèglement climatique. Ce n'est pas un film de plus sur les migrants : c'est la vie de Souleymane et de Marie, des gens à qui on donne enfin la parole. Il y a une phrase géniale dans La Grande Illusion, qui dit tout : « Les frontières, c'est une invention des hommes, la nature s'en fout. »

Comment préparez-vous vos rôles ?

J'ai du mal à parler des rouages du jeu... Je ne fais jamais d'approche psychologique du personnage : si je me regarde jouer, je suis nulle ! C'est en jouant que j'apprends qui est la personne que j'incarne. Un film, c'est aussi le spectateur qui le fait : l'acteur ne peut pas tout surligner. Il lui suffit d'être dans un certain état de disponibilité et de jouer la situation. Il y a des comédiens comme Béatrice Dalle ou Guillaume Depardieu pour qui c'est tellement vital de jouer, il y a comme un danger. Nous devrions tous jouer comme eux, sans excuse, sans absolution. Mais les gens comme ça n'existent plus... Le système accorde trop de place aux acteurs, qui sont trop pleins d'eux-mêmes. Très peu savent parler de leur métier... sauf Isabelle Huppert ! Le talent, ce n'est pas d'être notre propre incarnation, c'est de s'élever. L'idéal, ce serait d'être l'âne dans le film de Robert Bresson : tout le monde projette des choses sur lui et il n'attend rien en retour.

Vous jouez vos rôles avec passion. Est-ce difficile de les « quitter » ?

Un jour, Dustin Hoffman a dit qu'il y avait en lui des « corpses », des êtres inanimés à qui il redonnait vie en jouant. Ça me parle énormément : je pense que nous sommes faits de plein d'« habitants » et que jouer, c'est les ressusciter ! Après le film, ils sont comme des peaux mortes qui continuent à vivre leur vie en moi et ils ressortent parfois... Par exemple, Marie-Jeanne, ce personnage fort que j'ai joué dans la série Le Bureau des légendes : quand je suis angoissée, je me dis « pense Marie-Jeanne ! » et ça m'aide à retrouver mon sang-froid. C'est comme une boîte à outils. Et s'il y a un personnage qui me manque, c'est Agathe, dans L'Effet aquatique de Solveig Anspach. J'ai fait deux films avec elle, j'aurais aimé en faire d'autres... [Elle est décédée en 2015]. Nous étions très proches, c'était mon âme sœur, un coup de foudre amical et artistique. Elle m'a offert ce rôle comme un cadeau : avant, je n'étais pas habituée à ce qu'on me « veuille » sans me faire passer d'essais !

Qu'est-ce que Le Bureau des légendes a changé dans votre parcours ?

C'était une période où je ne travaillais plus, je venais d'avoir mon fils, je vivais seule avec lui. Je m'étais dit : « Si je n'ai pas ce rôle, j'arrête. » J'ai fait des essais de dingo, et quand j'ai été prise, j'ai cru que jamais je ne serais crédible en tant qu'agent de la DGSE ! Après, c'était comme du saut à la perche : on se demandait si notre personnage serait toujours dans la saison suivante. J'ai donc eu la pression pendant les quatre premières saisons ! Je me suis apaisée à la dernière car Jacques Audiard avait écrit des super scènes pour Marie-Jeanne. Et quand j'ai terminé le tournage avec Éric Rochant, c'est comme si je bouclais la boucle avec un homme qui a vu en moi des choses que je me sentais incapable de jouer.

L'immigration irrigue toute l'actualité, présente et à venir. C'est pour cela que ce film est important

Vous êtes souvent dans des rôles dramatiques, mais sur Instagram vous êtes très drôle. Comment avez-vous créé le personnage de Coralie Corail ?

Je m'ennuyais sur un tournage, j'ai mis une perruque qui traînait, des lunettes de soleil et j'ai commencé à parler d'une façon... Coralie prononce les « ou » comme des « u », elle dit : « Chais pas quoi faaaiiire ! » J'avais donné naissance à mon clown ! J'ai aussi fait des vidéos de « Rachel et Kimberlie » pendant le tournage de La Maison (bientôt sur Apple TV+) : on s'est tellement bien entendus avec Pierre Deladonchamps que l'on a réuni nos clowns !

C'est en allant voir un spectacle d'Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil que votre vocation est née. Qu'est-ce qui vous a plu ?

C'est comme si c'était hier : j'ai 16 ans, j'arrive d'Indonésie [où elle a vécu jusque-là], je vais à la Cartoucherie de Vincennes voir Les Atrides et il y a cette dame aux cheveux gris qui valide les tickets d'entrée... J'avais déjà en moi cette envie de jouer et j'étais fascinée : les comédiens portaient des costumes, des masques, ils dansaient, il y avait de l'encens... Cet endroit incarne tout le sacré du jeu. Ça m'a rappelé la puissance des acteurs balinais, qui transmettent une émotion incroyable sur scène et une fois démaquillés ne sont plus reconnaissables. J'aspire à cela : être une interprète, qui prête son corps à quelque chose qui la traverse.

Avez-vous déjà échangé avec Ariane Mnouchkine et aimeriez-vous jouer pour elle ?

Je ne suis pas prête, pas à la hauteur ! Son travail, c'est le Graal. Le Théâtre du Soleil, c'est mon temple, où je me recueille et retrouve de la force, j'en ressors « purgée ». Et il s'est passé un truc de dingue il y a deux ans : j'y retourne, je donne mon ticket à Ariane Mnouchkine et elle me dit [elle pleure] : « Vous, j'aime beaucoup ce que vous faites. » J'ai cru que ce n'était pas moi qui vivais ce moment incroyable. J'ai répondu que ce que je faisais, c'était grâce à elle... Comme mon premier prof de théâtre, ces gens-là sont importants, ce sont des phares dans ce métier.

Les bracelets dorés que vous portez vous aident à traverser ces émotions ?

Ce sont des doudous ! Des joncs en plastique et feuilles d'or... Une amie me les a offerts il y a quinze ans et depuis j'en offre, j'en ajoute. Je les porte tous les jours, ils me maintiennent au sol.

Charlotte Langrand

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 14/01/2024 à 9:56
Signaler
Si notre gigantesque comédie existe, "vos meilleurs masques sont vos visages" disait Nietzsche, c'est parce qu'elle est portée essentiellement par des hommes qui aiment tellement s'écouter parler et se la raconter en s’admirant le nombril que cette t...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.