Livre : « Bleu bacon », miroir reformant de Yannick Haenel

Yannick Haenel raconte les métamorphoses intimes que provoque en lui la peinture de Bacon.
Alexis Brocas
(Crédits : © Maylis Rolland / Hans Lucas)

La collection « Ma nuit au musée » repose sur un principe simple : prenez un écrivain, laissez-le mijoter, une nuit durant, dans le musée de son choix, et voyez quel texte en sortira. L'expérience a déjà donné de grandes réussites : la rencontre de Lydie Salvayre avec L'Homme qui marche du sculpteur Giacometti, celle de Lola Lafon avec les fantômes de l'Annexe amstellodamoise où Anne Frank se cachait des nazis. Aujourd'hui, le romancier Yannick Haenel livre le résultat d'une claustration volontaire qui s'annonçait périlleuse : une nuit au Centre Georges-Pompidou avec Francis Bacon, l'homme qui repeignit le Portrait d'Innocent X par Vélasquez en figure hurlante. On dit son œuvre cruelle, Haenel montre qu'il en est tout autrement.

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Le livre commence par une violente migraine ophtalmique, suffisamment bien décrite pour qu'elle ne soit pas contagieuse : normal, la peinture de Bacon « cisaille les yeux ». Quelques pilules de tramadol salvatrices plus tard, nous voilà partis pour le récit d'une « expérience de saisissement ». Un tourbillon bien ordonné où l'ekphrasis - la description des œuvres -, l'analyse et l'autobiographie se mêlent jusqu'au mysticisme : « Je me disais que la peinture de Francis Bacon avait besoin de se nourrir, et que sa nourriture c'était nous, c'est-à-dire, cette nuit, moi, seul morceau de viande à se mettre sous la dent, et je n'étais pas effrayé à l'idée d'un tel sacrifice. » Haenel nous montre Bacon rejoignant Monet et Hokusai en peignant l'eau d'un lavabo, indique le pied renversé d'Œdipe face à la sphinge, tombe en arrêt devant un autoportrait, « tentative d'assassinat sur lui-même » perpétré par Bacon après le décès de son compagnon. Il suit, aussi, de tableau en tableau le fil d'une tache de sang, de la présence du bleu, et ainsi, peu à peu, l'exposition devient livre de signes. C'est peu dire que Haenel maîtrise sa forme - les liens fusent avec Rimbaud, Nietzsche, le Michel Strogoff de Jules Verne. C'est à la fois brillant et intime, un peu agaçant parfois - Deleuze et Bataille dégainés comme des cartes de modernité -, touchant aussi quand il raconte l'alcoolisme de Bacon ou son combat contre « l'abstraction décorative ». Mais par-dessus tout, Haenel, en témoignant sans filtre de ce que cette œuvre produit sur lui, nous rappelle combien l'art peut nous modifier, nous dévaster, nous reconstruire, pourvu qu'on accepte de s'ouvrir à lui. Et que la tendance à s'en protéger par l'indifférence annonce un monde beaucoup moins humain.

BLEU BACON, Yannick Haenel. Stock, 228 pages, 19,50 euros. (en librairies mercredi).

Alexis Brocas

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