« Parfois la grande littérature doit être menaçante » (Jón Kalman Stefánsson et Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, écrivains)

ENTRETIEN - L’immense écrivain islandais Jón Kalman Stefánsson et sa femme, Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, sortent chacun un roman en France.
Jón Kalman Stefánsson et Sigrídur Hagalín Björnsdóttir à Paris, mardi.
Jón Kalman Stefánsson et Sigrídur Hagalín Björnsdóttir à Paris, mardi. (Crédits : © CYRILLE GEORGE JERUSALMI POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Est-ce parce qu'ils ont en partage cette blancheur-blondeur échevelée - que le jean noir terre à terre qu'ils portent l'un comme l'autre ne saurait relativiser - si intensément cérébrale ? Jón Kalman Stefánsson et son épouse, Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, n'ont pas besoin de se frôler le bras ou les doigts - ce que néanmoins ils feront souvent au cours de l'entretien - pour que leurs êtres semblent se répondre.

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Mon sous-marin jaune, neuvième roman traduit en français du grand écrivain islandais qui, en 2022, a reçu le prix du livre France Inter/Le Point pour le prodigieux Ton absence n'est que ténèbres (Grasset), est l'un des gros tirages de cette rentrée littéraire : les éditions Christian Bourgois (Stefánsson y a suivi son éditeur et ami Jean Mattern) en ont imprimé 35 000 exemplaires.

Le titre n'est pas trompeur : Paul McCartney est bien l'une des figures tutélaires de ce livre - à l'instar de la mère qui meurt quand son fils a 7 ans, du père qui a peur des sentiments, et de l'Éternel, ce Dieu loin de n'être que de bonté. Mais ce que Stefánsson a composé dans ce texte - car il fait résonner les mots comme un musicien les notes, avec des refrains, des lignes de basse, des stridences - va au-delà de la comptine que sa mère, avant de « sombr[er] dans les ténèbres », essaya de lui apprendre à jouer à l'harmonica en lui expliquant que cela parlait « de notre désir à la fois douloureux et puéril de trouver un havre de paix, un univers parallèle où les contraintes et les mauvais coups du monde ne nous atteignent pas ». Dans le roman de Stefánsson, il y a tout cela, mais il y a beaucoup plus.

Ce qu'il a couché sur le papier, c'est un requiem. « Les défunts », comme il dit plusieurs fois par page, au point qu'on s'est surprise à être hantée par ce terme un peu désuet. S'il l'a dédié à un ami mort en 2022, Eiríkur Gudmundsson, et si la quête de sa mère en est le fil rouge, c'est tous les morts, tous les habitants des cimetières, depuis que le monde est monde, avec lesquels l'écrivain converse dans ce livre-symphonie, ce livre-élégie qui, de ce fait, n'en finit pas de ne pas finir... « Une mélodie qui contient l'ensemble de ce qui est advenu, capable de changer la dureté en douceur, de nous libérer du silence, une mélodie sur tous ceux qui ont vécu sur terre, sur le quotidien, sur les gens simples qui mènent une vie si banale que personne ne les remarque, puis qui meurent et sont enterrés avec leurs noms, leurs souvenirs, leur amour, leur nostalgie, leurs désirs, et que l'oubli écrase », écrit-il.

Les amoureux du lyrisme de Jón Kalman Stefánsson seront d'abord troublés par la sauvagerie de ce texte autobiographique où la douleur n'est enrobée par rien, où elle vient cogner contre les vitres de l'écriture, comme les mains lourdes du père contre le garçonnet trop roux qui se réfugie dans ses « lubies » - ainsi désignées par ceux qui n'ont pas compris que seule l'imagination pure et dure peut sauver du désespoir les enfants que personne ne songe à consoler de la mort de leur mère.

Très vite, ce trouble - et les larmes qui vont avec et que plusieurs fois on ne parvient pas à retenir - se transforme en fascination, oui, fascination. Devant le pouvoir de la littérature quand, comme ici, elle parvient à abolir les limites, toutes les limites. Dans un roman, « rien n'interdit d'affirmer que la vie est une baleine défunte ». Ce ne sont pas des raccourcis, ce sont des prolongations, des enchevêtrements qui rendent la vie moins vaine.

L'écrivain raconte le petit garçon qui plonge frénétiquement dans les livres, à commencer par la Bible, pour tenter de retrouver sa maman. Le petit garçon qui fait parler les poules, les chanteurs morts, le vomi. Tout est là, fondu, fusionné, la vérité des êtres, la vie et la mort, la mère du narrateur et la mère de Jésus. Le Dieu littérature se serait-il choisi Jón Kalman Stefánsson comme passeur ailé, comme berger clairvoyant ?

Le berger a sa bergère : Sigrídur Hagalín Björnsdóttir. D'une main caressante, il lui enlève un cheveu tombé sur son pull noir. Dans son roman à elle, Éruptions, amour et autres cataclysmes, elle sonde les entrailles de la terre et des cœurs. L'audace du livre repose sur le dénouement, asphyxiant. Le roman raconte l'arrivée de la passion dans l'existence d'Anna, une vulcanologue qui a voué sa vie à la raison raisonnable et qui coule des jours tranquilles avec un gentil mari qui fait du conseil fiscal et deux enfants dans une superbe maison. Évidemment elle est belle. Et tout le monde a peur d'elle, c'est ce que lui dit le photographe retardataire qui voit en elle comme si elle était nue, Tomas, et qui lui explique qu'il conçoit ses photos comme des poèmes. Ajoutons à cela que la scientifique en chef doit prendre des décisions pour la sécurité d'une nation ébranlée par un volcan déchaîné tandis que, dans le même temps, sa vie personnelle explose. D'une éruption l'autre, quoi.

On les retrouve dans le bar d'un hôtel parisien. Il a beau faire 1 degré, ils sont prêts, pour prendre la pose, à sortir dans la rue en pull, ainsi qu'ils le proposent au photographe. On ne leur en demande pas tant.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Vos deux livres ont les ténèbres en commun. Est-ce votre projet littéraire, d'embarquer le lecteur dans une exploration des ténèbres ?

[Ils partent tous les deux d'un rire tintinnabulant.]

JÓN KALMAN STEFÁNSSON - Lorsque je suis en train d'écrire, je ne pense jamais au lecteur. Ce n'est pas moi qui fais que les ténèbres ou l'obscurité envahissent le lecteur mais c'est l'histoire elle-même.

SIGRÍDUR HAGALÍN BJÖRNSDÓTTIR - Quand j'ai écrit mon roman, je ne savais pas où il me conduirait. Ce livre est devenu beaucoup plus sombre que ce que j'avais imaginé au début... J'ai essayé cinquante fois de reprendre la fin pour la rendre plus joyeuse, en vain. Un écrivain ne décide pas forcément de la manière dont se termine son livre.

On ne voulait pas conduire nos lecteurs dans les ténèbres

Sigrídur Hagalín Björnsdóttir

Et vous, Jón Kalman Stefánsson, saviez-vous où vous alliez ?

Pendant qu'on écrit, il se passe des choses inattendues. Des événements surgissent inopinément ; les personnages se développent et transforment le projet initial. C'est le thème très ancien de la création qui échappe au créateur. Le plus vieil exemple de cela, c'est le moment où Dieu a créé le monde, et dès le deuxième jour il a perdu le contrôle. Si Dieu n'a pas été capable de diriger le monde, nous on n'est pas capables de diriger les univers qu'on crée. Ça m'a beaucoup plu d'écrire ce livre parce que par moments je ressentais à l'intérieur de moi une essence sauvage et indomptée qui se manifestait sur les pages.

Diriez-vous que c'est votre livre le plus autobiographique ?

[Après un long soupir, il fronce front et sourcils.] Ce n'est pas facile à dire. Au début de ce siècle, j'ai publié deux livres en Islande qui sont assez parents avec ce livre-là. Il est beaucoup question du décès de la mère, d'un jeune garçon et des relations avec son père. Mais ce livre-là est très différent parce que l'homme qui l'a écrit a vingt ans de plus. Sans compter que se sont invités Dieu et l'épopée de Gilgamesh. Ainsi que, en ligne de basse, une messe des morts pour un de mes meilleurs amis, auquel le livre est dédié.

Ce roman résonne comme un requiem contre l'oubli de tous les morts. Était-ce votre intention ?

Mon livre parle de tous ceux qui sont morts. Tous les disparus depuis l'aube des temps. C'est une tentative de ma part de les atteindre et de les entendre. Si on a envie d'atteindre ce but ou ce monde, on a besoin des Beatles, de Dieu, du démon et de la littérature.

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Considérez-vous, comme Amélie Nothomb, qui y a consacré son dernier livre, que la littérature a un « destin psychopompe » : une aptitude à escorter les âmes des défunts ?

C'est toujours à la fois intéressant et dangereux de parler du rôle de la littérature. C'est un terrain glissant. Ce qui fait la puissance et la magie de la littérature, c'est qu'elle est imprévisible, un peu comme la vie. Du plus loin que je me souvienne, dès que j'ai commencé à vivre, j'ai essayé d'atteindre les morts. La littérature voit plus loin que nous-mêmes, elle nous emmène plus loin que nous-mêmes. Ce qui me semble le plus important, c'est de créer dans la littérature un univers ayant constamment une influence sur l'univers dans lequel nous vivons. Pour agrandir l'espace du monde dans lequel nous vivons. Pour nous agrandir nous-mêmes.

Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, votre héroïne écrit: « Je ne crois pas en Dieu, je crois aux forces de la nature » ; et elle va s'embraser pour un homme qui lui parle de transcendance...

Elle : Ces tiraillements nous habitent tous. Beaucoup de gens ne laissent pas entrer le spirituel dans leur existence. Anna a renié une partie d'elle-même. La géologie, c'est uniquement une question de temps et de pression. Si on veut absolument faire taire une part de sa personnalité, il y a un moment où il y a une éruption.

Lui : Nous, nous sommes des volcans ! [Leurs rires explosent ensemble.]

Vous aimez tous les deux le prénom Örn. Dans votre livre, Jón Kalman Stefánsson, c'est l'ami juré du narrateur ; dans le vôtre, Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, c'est le fils de l'héroïne, et aussi le prénom du père de cette même héroïne...

Lui : C'est un très beau nom en islandais, ça veut dire « aigle »...

Elle : Vous en avez dénombré trois, mais en fait il y en a quatre. L'amant d'Anna s'appelle Tomas Adler, et Adler veut dire « aigle » en allemand.

Faut-il comprendre qu'un aigle plane au-dessus de vous, de nous ?

Lui : Ce sont des oiseaux imposants et magnifiques et avec une envergure phénoménale. Au moment où ils apparaissent dans le ciel, tous les autres oiseaux se taisent. C'est ainsi que doit être la grande littérature. Comme un aigle.

Ça fait un peu peur, les aigles...

Lui : ça fait un peu peur aussi, la grande littérature. Ça a un côté terrifiant. Parfois la grande littérature doit être menaçante.

Elle : Pas au point de tuer les gens... On ne voulait pas conduire nos lecteurs dans les ténèbres...

Lui : C'est quand même une très bonne chose d'aller dans les ténèbres... S'il y a des étoiles dans le ciel, c'est parce qu'on a les ténèbres. La nuit retient les étoiles.

Est-ce à dire qu'on a besoin des ténèbres pour voir les étoiles ?

Elle : Pas seulement les étoiles. Les aurores boréales aussi. Il y en a constamment dans le ciel au-dessus de l'Islande. Mais en été on ne les voit pas, parce qu'il n'y a pas de nuit. J'adore quand arrive le début du mois d'août, que la nuit revient et qu'il fait suffisamment sombre pour voir de nouveau les aurores boréales.

Lui : Les aurores boréales, ce sont des poèmes que la nuit nous écrit...

C'est la première fois que vous sortez un livre en même temps en France. Est-ce déjà arrivé ailleurs ?

Lui : Ça s'est produit en Islande et aussi en Hongrie. En Islande, Mon sous-marin jaune est sorti en même temps que le livre que Sigga a publié l'année dernière, qui s'appelle « le bonheur de ce monde » et qui n'est pas encore traduit en français. En Hongrie, Éruptions, amour et autres cataclysmes est sorti au même moment que Ton absence n'est que ténèbres.

Aimez-vous faire la promotion ensemble ?

Elle : Je trouve ça très agréable. En Islande, on ne fait jamais ce qu'on fait aujourd'hui avec vous.

Lui : L'Islande est trop petite. Si on faisait ça, la presse ne parlerait que de notre couple, pas de nos livres...

Elle : On fait confiance aux Français pour parler à la fois de l'amour et de la littérature...

Lui : La vie est toujours agréable lorsque je suis avec elle. On se connaît depuis le début du XIVe siècle, cette connaissance a affleuré à la surface il y a quatre ans, et on s'est mariés il y a un an et demi.

Jón Kalman Stefánsson, vous écrivez que la littérature « ignore les frontières que l'homme est bien le seul à comprendre ». Est-ce ce qui donne des ailes à votre écriture ?

C'est ce que j'essaie de faire.

Vous aussi, Sigrídur Hagalín Björnsdóttir ?

J'ai l'impression que, quand on écrit, on crée une sorte de grand étang à l'intérieur de soi, on plonge dans les profondeurs de cet étang sans savoir exactement ce qu'on en ressortira.

L'écriture est-elle aussi une conversation que l'on a avec l'idée de Dieu, qu'on y croie ou qu'on n'y croie pas ?

Elle : En tout cas, c'est une conversation avec quelque chose qu'on ne comprend pas complètement.

Lui : Justement, la puissance de la littérature, c'est de contenir quelque chose qui échappe à notre entendement. Ce n'est pas étonnant que les plus beaux textes de la Bible soient ceux qui se conforment aux lois de la poésie. Depuis toujours, les gens croient que la poésie est la fibre optique qui nous emmène vers Dieu à la vitesse de la lumière.

Ils ont raison, non ?

Lui : Oui...

Mais quel Dieu ? Jón Kalman Stefánsson, « l'Éternel » est un anti-héros de votre livre...

Lui : Le Dieu de l'Ancien Testament est un personnage très compliqué, tour à tour bon et vengeur. Les trois premiers siècles après Jésus-Christ, ça a donné lieu à beaucoup de querelles au sein de l'Église catholique débutante. Il y avait des chrétiens qui affirmaient que le Dieu de l'Ancien Testament n'était pas le vrai Dieu, et que derrière lui, il y avait un autre Dieu beaucoup plus grand... Je trouve ça intéressant. Nous, les êtres humains, qui nous considérons comme des êtres dotés de raison, nous acceptons la Bible comme texte religieux en dépit d'énormes failles logiques et de contradictions. Si un écrivain apportait à un éditeur un texte écrit comme l'est la Bible, l'éditeur lui renverrait le manuscrit en lui disant : « Il va falloir que tu retravailles parce qu'il y a beaucoup trop de contradictions. Et ce personnage de Dieu, vraiment, il ne fonctionne pas ! » On se retrouve avec un Dieu assez raté sur les bras, finalement... Si Dieu existe vraiment...

S'il y a des étoiles dans le ciel, c'est parce qu'on a les ténèbres. La nuit retient les étoiles

Jón Kalman Stefánsson

Y croyez-vous ? Dans le livre, vous êtes comme entêté par Dieu, « cette chose qui échappe à notre entendement, mais qui nous enveloppe, quel que soit le nom qu'on lui donne ».

[Il se caresse le genou.] Je continue de me poser la question... Si j'écris, c'est aussi pour trouver une réponse à cette question...

La figure du père est importante dans vos deux livres. Dans l'un, le père ne sait pas parler à son petit garçon ; dans l'autre, le père, vulcanologue comme sa fille, se montre à la hauteur...

Elle : C'est mon personnage préféré. Comme Anna, je fais le même métier que mon père : journaliste. Nos relations avec nos pères se ressemblent, mais le sien n'en a que pour la géologie. Le mien m'a élevée avec de la poésie, de la littérature, de la cuisine...

Lui : Son père est un très bon cuisinier. Elle aussi...

Et vous?

Je fais des pâtes au gingembre !

Pour nourrir les aigles ?

Lui : Évidemment !

Jón Kalman Stefánsson, vous racontez dans ce livre vous être plongé dans une frénésie de lecture pour chercher votre mère. L'avez-vous trouvée?

Non. On ne la trouve qu'à l'intérieur de soi-même, mais ça ne m'empêche pas de continuer à la chercher...

Avez-vous des enfants ?

Elle : Il en a deux ; et moi aussi.

Lui : Ensemble, on a deux chats. Et on avait un chien qui est mort le week-end dernier. [Silence.] Il y a toujours quelqu'un qui meurt...

Un mort de plus avec lequel converser ?

Lui : Les vivants ont un avantage, c'est qu'ils répondent...

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