Roberto Saviano à Salman Rushdie : « Je t’aime, mon ami »

ENTRETIEN EXCLUSIF - À l’occasion de la sortie mondiale jeudi du livre-événement de Salman Rushdie, on a donné la parole à un autre homme menacé de mort pour la liberté de ses écrits : le Napolitain Roberto Saviano.
Roberto Saviano en 2023.
Roberto Saviano en 2023. (Crédits : © LTD / Francesca Mantovani/opale.photo)

L'écrivain et journaliste italien qui vit traqué - et sous protection policière - depuis la parution en 2006 de Gomorra, sa retentissante enquête sur la mafia, nous confie ce qu'il attend du Couteau - Réflexions suite à une tentative d'assassinat, le livre où pour la première fois « [s]on ami Salman » s'exprime sur l'attaque au couteau dont il a été victime le 12 août 2022 aux États-Unis, trente-trois ans après la fatwa prononcée à son encontre par l'ayatollah Khomeyni.

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Dans Le Couteau - dont le texte, sous embargo mondial, est gardé comme un secret d'État -, Salman Rushdie lève le voile sur sa longue et douloureuse traversée pour se reconstruire. « Il était essentiel que j'écrive ce livre : une manière d'accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l'art », indique l'auteur des Versets sataniques.

Roberto Saviano en espère ce que l'on peut en espérer de plus : « De la littérature. »

LA TRIBUNE DIMANCHE - Le courage de ne pas céder face à ceux qui prétendent faire régner la terreur : est-ce ce que vous avez en commun avec Salman Rushdie?

ROBERTO SAVIANO - Salman a été doublement courageux. Il n'a jamais abordé l'islamisme ni la fatwa dans ses livres, à l'exception de son autobiographie*. Lorsqu'il a subi l'attentat, il était bien vivant. Si, durant toutes ces années, il avait vécu en se laissant conditionner par la condamnation qui le visait, les couteaux auraient transpercé la chair d'un homme déjà mort. Durant toutes ces années, sa réponse a été la littérature.

Écrire, c'est vaincre la peur. En choisissant les paroles qu'ils lisent, les lectrices et les lecteurs choisissent leur camp

Comment fait-on pour ne pas laisser le dernier mot à ceux qui vous menacent ? On écrit ?

Écrire, c'est vaincre la peur. En choisissant les paroles qu'ils lisent, les lectrices et les lecteurs choisissent leur camp. L'écrivain est toujours seul, c'est aux lecteurs que revient la décision de le protéger ou de l'abandonner.

Qu'est-ce que vous attendez du livre de Salman Rushdie ? Qu'est-ce que le monde doit en attendre ?

Dans son autobiographie, Salman a évoqué ce qui lui est arrivé. Avec Le Couteau, il ajoute à ce récit un chapitre inattendu. Ces pages seront celles d'un survivant. Ce que j'en attends ? De la littérature, c'est-à-dire l'art de rechercher la vérité dans le meilleur anglais écrit, le sien.

Le Couteau

LE COUTEAU - RÉFLEXIONS SUITE À UNE TENTATIVE D'ASSASSINAT Salman Rushdie, traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Gérard Meudal, Gallimard,
272 pages, 23 euros (en librairies jeudi).

Cela vaut-il la peine de sacrifier sa vie pour une cause, quelle qu'elle soit ?

Absolument pas. Je n'aurais jamais voulu mener la vie que je mène. Je vis depuis dix-huit ans sous protection. Aucune cause ne justifie que l'on détruise sa vie. Le martyre est un acte contre soi-même. Lorsque j'avais 26 ans, je pensais que se sacrifier pour un idéal était l'acte le plus courageux qui soit. Aujourd'hui, à 44 ans, j'ai compris que si on veut que cela vaille la peine de se battre pour ses idéaux, il faut avoir un groupe ou une communauté derrière soi. Or j'étais seul, avec autour de moi des personnes prêtes à chercher la moindre erreur pour justifier leur ineptie. En détruisant ma vie et celle de ma famille, j'ai commis une erreur, et j'espère pouvoir encore vivre pour remédier à l'incroyable bêtise d'avoir cru pouvoir changer l'Italie par la force de la littérature.

Se battre pour la liberté permet-il d'accepter d'en être soi-même privé ?

Salman a trébuché sur la fatwa, il n'a jamais envisagé de construire une écriture visant à agresser le pouvoir islamiste ni à faire la lumière sur l'obscurantisme religieux. Mais, après avoir été pris pour cible par Khomeyni, il a su porter et protéger son art. Moi, j'ai commencé à utiliser mon écriture pour faire la lumière sur le pouvoir criminel. C'est consciemment, mais sans en imaginer les conséquences réelles, que je me suis opposé aux mafias. Pour moi, lutter pour la liberté de s'exprimer et de raconter ne rend pas acceptable la privation de liberté. Au contraire, on se heurte à la défiance, à la haine de ceux qui, nombreux, supportent mal leur propre lâcheté, qu'ils entrevoient quand ils décèlent du courage.

Salman Rushdie

Salman Rushdie à New York, en juin 2023. (© LTD / AARON KOTOWSKI/MASSIVERETS)

Faut-il voir les symboles que Salman Rushdie et vous représentez comme le signe d'une régression ou d'une avancée de la liberté d'expression ?

Jamais depuis l'après-guerre la liberté d'expression n'a autant été mise à mal. Je vous rappelle qu'en Italie j'ai été traîné en justice pour diffamation par trois ministres du gouvernement d'extrême droite, Salvini, Meloni et Sangiuliano, au simple motif que je les ai critiqués durement. Mon émission antimafia Insider a été commandée, tournée, puis censurée par la télévision publique. Ça, c'est mon expérience. Mais aujourd'hui, les personnes qui écrivent savent qu'elles seront facilement dénoncées, diffamées, traînées dans la boue. De ce fait, se consacrer à la recherche et à la dénonciation, c'est dévaster sa vie.

Qu'aimeriez-vous dire à Salman Rushdie ?

Je t'aime, mon ami. J'ai toujours pensé que tu étais invulnérable ; maintenant j'en ai la preuve.

Traduction assurée par Nathalie Ferretto.

* Joseph Anton - Une autobiographie, traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Gérard Meudal, Folio, 2013.

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Commentaire 1
à écrit le 14/04/2024 à 9:04
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Bravo à ce grand monsieur qu'est Salviano ainsi qu'à tous les lanceurs d'alerte. Au final on nous dit que les peuples du nord sont vertueux et honnêtes mais les lanceurs d'alerte viennent souvent du sud hein. Parce qu'il faut d'abord et avant tout un...

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