Street fishing : quand la pêche s'invite en ville

Autorisé avec un permis, ce type de pêche séduit une population urbaine de plus en plus jeune, qui s’amuse à taquiner le sandre ou le silure par goût du défi mais sans volonté de tuer.
À deux pas de la cathédrale Notre-Dame, près du pont de la Tournelle, Bill François, pêcheur et écologiste convaincu, sort de la Seine un silure. Ou quand le street fishing a des airs de pêche au gros.
À deux pas de la cathédrale Notre-Dame, près du pont de la Tournelle, Bill François, pêcheur et écologiste convaincu, sort de la Seine un silure. Ou quand le street fishing a des airs de pêche au gros. (Crédits : © DIMITAR DILKOFF/AFP)

Dès la sortie du métro Quai-de-la-Rapée, à Paris (12e), William frétille. Canne à pêche sous le bras, ce directeur artistique de 41 ans scrute l'eau saumâtre qui pénètre à l'intérieur de l'Arsenal, ce port où mouillent des péniches habitées et qui s'étire jusqu'au génie de la Bastille. « L'entrée offre un bel amorti, surtout en situation de crue comme aujourd'hui », lance-t-il en enjambant la grille barrant l'accès à la Seine.

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Depuis la rive gauche, la brigade fluviale surveille deux pêcheurs déjà positionnés sous le pont Morland. Pourtant, exceptés l'Arsenal et les écluses des canaux, il est autorisé de pêcher « partout à Paris durant la journée mais pas la nuit, et à condition de s'être acquitté d'un permis de pêche », précise Adrien Aries, de la Fédération interdépartementale de pêche. La main en porte-voix, nos collègues pêcheurs du jour nous informent que ça a « touché » il y a trente minutes. William les remercie et sort d'une boîte ses sardines en plastique, colorées et scintillantes. « Le but est d'imiter les petits poissons qu'apprécient les carnassiers comme les sandres et les silures », précise notre guide, qui a délaissé son travail dans la mode pour lancer, il y a quatre ans, Big Fish 1983, une marque de vêtements et d'accessoires de pêche. Ses leurres sont profilés de façon à abîmer le moins possible le poisson, qui est ensuite systématiquement relâché.

Direction Bordeaux. Hugo et François, 27 et 26 ans, vont régulièrement pêcher, les soirs de semaine, le black-bass (ou perche truitée) sur la base sous-marine dans le nord de la ville. Les amis d'enfance, qui partagent le compte Instagram Salutçapêche, utilisent des hameçons simples sans ardillon, quitte à faire des « décroches » lorsque le poisson se libère de lui-même. Quand ils en ferrent un, ils le remontent avec une épuisette télescopique et le déposent délicatement sur une toise afin de ne pas abîmer son mucus protecteur. Pour eux, le no-kill est une philosophie. « Je ne comprendrai jamais les anciens qui remplissent leurs glacières avec des poissons d'eau douce », assume Hugo, qui attribue ces visions différentes à un fossé générationnel. « Les jeunes pêcheurs urbains s'inscrivent dans une prise de conscience globale en France », abonde Adrien Aries, qui assume ne pas manger de poisson, même d'eau de mer. « Ils n'ont pas envie de causer des difficultés supplémentaires à ces espèces, confirme William. Et puis il n'est pas facile de se trimballer avec un brochet dans le métro parisien... »

« Un certain goût du risque et de la provocation »

Au-delà des touches, qui n'ont lieu que « 5 % du temps, les 95 % restants étant consacrés à la marche et à la réflexion », selon William, qu'est-ce qui pousse ces mordus à arpenter les quais des villes parfois jusqu'à 3 heures du matin ? « Un certain goût du risque et de la provocation », admet celui qui a formé, entre 2013 et 2015, des dizaines de jeunes au sein de l'éphémère Fishing School, dans le 10e arrondissement de Paris. Il y a encore quelques années, il repérait ses nouveaux lieux de pêche, parfois privés ou défendus, sur Google Maps. Les réseaux sociaux aiguisent la compétition. Sur WhatsApp et Instagram, les adeptes partagent les photos de leurs prises frisant parfois les 2,40 mètres. « Ils postent toujours en décalé de manière à ne pas rameuter les autres sur leur spot », décrypte notre pêcheur parisien qui se souvient avoir sorti un silure de 2 mètres, ce qui lui a valu une salve d'applaudissements de la part des touristes qui circulaient en péniche. Si le « poisson mutant » est très prisé des street fishers parisiens, le sandre, avec sa belle robe dorée, incarne le Graal. « En plus, c'est un poisson qui se pêche la nuit », précise William. Pour valoriser la pratique, Adrien Aries serait favorable à la création d'un « parcours expérimental nocturne », même s'il est « compliqué d'obtenir les dérogations, car il est très difficile de faire bouger le Code de l'environnement, qui régit les grandes lignes de la loi pêche ».

Cela ne semble pas décourager la relève, au contraire : le nombre de titulaires mineurs d'une carte de pêche a bondi de 17 % depuis 2019, atteignant près de 138 000 personnes en 2022 selon la Fédération nationale de la pêche en France. 30 % des pratiquants ont moins de 25 ans (445 000 personnes), et ce malgré la disparition progressive des magasins spécialisés ou le décès, il y a deux ans, de Fred Miessner, l'emblématique patron de French Touch Fishing, l'enseigne du canal Saint-Martin qui a lancé la mode du street fishing à Paris au milieu des années 2000. « Les jeunes vont maintenant se fournir chez Decathlon, qui offre un bon rapport qualité-prix », observe William, qui est en train de développer un modèle de lunettes polarisées à partir de filets de pêche recyclés qu'il souhaiterait proposer à un prix accessible.

Au bout de trente minutes, la brigade fluviale approche à bord d'un canot pneumatique. Nos voisins remballent immédiatement leur matériel et sortent leurs papiers, prêts à se faire contrôler. William, qui n'a pas payé sa carte de pêche cette année, nous tire par la manche : « Allez, on file ! » On s'exfiltre par la passerelle de l'Arsenal, on remonte les escaliers menant à la voie Mazas saturée de voitures à l'heure du déjeuner. Devant les tourniquets du métro, William nous confie sa canne le temps de sortir son passe Navigo. Que serait le street fishing sans cette petite pointe d'adrénaline ?

Une pratique centenaire

Le street fishing n'est pas nouveau. Au XIXe siècle, la création des canaux apporte de l'eau propre aux Parisiens qui sont alors nombreux à arpenter les bords de la Seine, de l'Oise et de la Marne. En 1900, la pêche à la ligne fait même partie des épreuves proposées aux Jeux olympiques ! Et les règles en vigueur sont quasi inchangées depuis. S'il est autorisé de pêcher partout en ville comme à la campagne durant la journée (à condition de posséder une carte de pêche), il est interdit de pêcher la nuit. La « faute » à Napoléon, qui semblait se méfier des pêcheurs comme de l'eau qui dort...

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