Tendance : les grands chefs sur grand écran

Le cinéma produit de plus en plus de documentaires sur les cuisiniers, dévoilant les coulisses d’un métier d’exception.
Charlotte Langrand
César Troisgros (à gauche) et sa brigade de cuisine.
César Troisgros (à gauche) et sa brigade de cuisine. (Crédits : © Météore Films)

Les chefs cuisiniers seraient-ils des stars de cinéma comme les autres ? Outre les films de pure fiction comme La Passion de Dodin Bouffant ou les séries comme The Bear sur Disney+, de grandes toques bien réelles et connues du public se hissent de plus en plus souvent au fronton des salles de cinéma : le 7e art produit des films documentaires long format et installe les caméras côté fourneaux, montrant l'envers des tabliers, auscultant les secrets de fabrication de ces hauts lieux de notre « exception culinaire française ».

L'exercice du film documentaire culinaire, incluant souvent la participation active du chef concerné, tourne parfois au portrait sans recul et à la célébration de son parcours - le piège étant de nourrir davantage l'ego du cuisinier que l'appétit du cinéphile. Mais il est heureusement des exceptions, comme le film sur la « dynastie » des chefs Troisgros que vient de signer le documentariste de 93 ans Frederick Wiseman. Menus-Plaisirs est un petit bijou de rencontre entre cinéma et cuisine, un coup de foudre entre le maître du documentaire américain et l'une des plus grandes familles de la gastronomie française : après les « frères Troisgros », Pierre et Jean, qui firent la réputation mondiale du restaurant familial dans les années 1960-1970, ce fut au tour de Michel (fils de Pierre) et de sa femme, Marie-Pierre, de poursuivre l'aventure avec leur talent et leur style. Aujourd'hui, leur fils César a repris les cuisines du restaurant gastronomique (trois étoiles) du Bois sans Feuilles à Ouches (Loire) tandis que Léo, son cadet, a investi celles de l'auberge familiale de La Colline du Colombier à Iguerande (Saône-et-Loire).

Frederick Wiseman donne une formidable consistance aux gestes de cuisine

Michel Troisgros, chef cuisinier

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La plongée de Wiseman dans leur univers dure le temps d'un repas dans cette maison unique : quatre heures. Deux cent quarante minutes sans commentaire en voix off ni interviews face caméra, sans aucune scorie qui viendrait interrompre la vie en action devant l'objectif, toujours placé où il faut. On voit les mises en place scrupuleuses, le briefing de la salle, l'équilibre d'un dressage, la beauté d'un produit, la technique de préparation des blettes, d'un artichaut, des écrevisses, le client bien habillé qui s'avance papilles à l'affût, le pantagruélique chariot des fromages, l'hommage aux vignerons au travers d'une ébouriffante carte des bouteilles millésimées, les fournisseurs passionnés expliquant leur éthique...

Tout cela s'anime devant nos yeux, dans un tempo lent qui imite le temps long inhérent à la cuisine : celui de la vie d'une maison qui doit tenir haut ses trois étoiles Michelin. Et, entre les « scènes » de cuisine, Michel, César et Léo discutant ensemble, avec l'humilité qui les caractérise, d'une herbe, d'un assaisonnement, des saisons ou de la pertinence d'une recette... Pourtant, les trois cuisiniers n'ont pas sollicité cette attention : un été, Frederick Wiseman s'at-tabla par hasard au Bois sans Feuilles et, le repas fini, fit part de son envie de filmer leur travail. Le cinéaste récoltera cent cinquante heures de rushes... « Le temps long du film est vraiment intéressant, estime César Troisgros. Car il faut du temps pour apprendre notre métier et trois générations pour construire une maison comme celle-ci : ce tempo est à l'opposé de la société actuelle... Le cinéma de Frederick est comme notre cuisine, il se bat aussi contre cette précipitation, il a compris que nos deux mondes pourraient se conjuguer. »

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Le documentaire a déjà remporté plusieurs prix aux États-Unis. Seuls les principaux intéressés n'arrivent pas à se rendre compte de la magie qui émane de leur travail. « Nous nous demandons toujours ce qui intéresse les gens chez nous, sourit Michel Troisgros, sans fausse modestie. Nous avons eu du mal à nous regarder et à voir la beauté de notre quotidien ! J'en ai pris conscience grâce au film : Frederick donne une formidable consistance aux gestes de cuisine, à l'élégance du service, à notre bienveillance envers le client... Il capte tout cela sans rien demander et il en extrait la quintessence, comme en cuisine ! » Wiseman a aussi réussi un petit exploit : montrer la légende Troisgros sans montrer ni parler du fameux saumon à l'oseille inventé en 1962 par Pierre et Jean, jusqu'ici indissociable de tout discours sur la dynastie...

C'est aussi par hasard que le documentariste est devenu témoin d'un épisode crucial de l'histoire familiale : Michel commençait à se retirer des fourneaux pour laisser la place à ses deux fils. Wiseman était donc là pour capturer cette transition entre deux générations. « Ce film me fascine, il nous a énormément apporté, explique Léo Troisgros. Il m'a permis d'avoir du recul sur mon travail et notre famille. Après, j'ai annoncé à mes parents que Lisa et moi avions décidé de rester à La Colline du Colombier. » Avec ou sans caméra, un nouveau chapitre de l'aventure Troisgros peut commencer.

TROIS FILMS À SAVOURER

Menus-Plaisirs - Les Troisgros, de Frederick Wiseman, avec César, Léo et Michel Troisgros. 3 h 58. En salles.

La Traversée, documentaire de Frédéric Guelaff, avec Yannick Alléno. 52 minutes. Diffusion prévue début 2024 sur M6.

Cyril Lignac, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?, documentaire de Sophie Jeaneau et Magali Debrabandere, avec Cyril Lignac. 1 h 42. En salles les 2 et 4 février 2024 uniquement.

Charlotte Langrand

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