Yohan Manca et Judith Chemla, un couple du cinéma face aux limites de MeToo

Condamné pour des violences contre l’actrice Judith Chemla, le réalisateur Yohan Manca prend la parole pour la première fois. Son témoignage, comme celui de son ex-compagne, révèle les angles morts du mouvement de libération de la parole et de sa prise en charge par les institutions.
Pauline Delassus
Judith Chemla, mardi à Paris.
Judith Chemla, mardi à Paris. (Crédits : LBERT FACELLY POUR LA TRIBUNE DU DIMANCHE)

Yohan Manca soupire. Judith Chemla enrage. Il a effectué sa peine, huit mois avec sursis et deux ans de mise à l'épreuve pour violences conjugales et harcèlement, mais estime être victime d'un acharnement judiciaire qui le prive de son enfant et l'empêche de réaliser des films. Elle répond, avec force, que le comportement de son ex continue de l'inquiéter et qu'elle n'est pas entendue par la justice.

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Quand nous rencontrons l'homme de 34 ans à Paris, mi-avril, il vient d'écrire un texte, publié ce dimanche sur Instagram. Quelques feuillets bien troussés et cette première phrase : « Longtemps, je n'ai pas su aimer et me suis comporté comme un macho, un sale con. » Il interroge : « Qu'on soit boulanger, cinéaste, ouvrier, chef d'entreprise, est-il encore possible de retrouver sa vie et ses droits après avoir purgé une peine légitime? [...] Je veux croire que la condamnation sert à la prise de conscience, donc à la réinsertion. Je veux croire qu'on puisse être puni sans être banni. » Le réalisateur a le sens du récit, soif de retour et de rédemption, les larmes au bord des yeux. Judith Chemla nous reçoit quinze jours plus tard, dans l'appartement de l'Est parisien où ils furent un jour une famille et où elle continue d'élever leur fille de 7 ans. Les pieds nus dans des sabots, entourée de ses chats, elle prépare un thé, aimable et éloquente, animée par un discours militant, expliquant que les épreuves vécues lui ont fait comprendre sa « place de citoyenne ». « Quand on a accès à l'ampleur de la noirceur du réel et des dénis de justice, dit-elle, on ne peut pas faire comme si de rien n'était. » Leur histoire est celle d'un couple de cinéma, amoureux d'abord, déchiré ensuite, où s'exerce la violence de l'homme, d'où la femme peine à s'évader. Un couple de citadins, érudits et connectés, jeunes pousses prometteuses d'un milieu convoité. Lui auteur et metteur en scène, elle comédienne et chanteuse lyrique, tous deux talentueux, déjà applaudis, aspirant aux plus grands prix. Un couple d'aujourd'hui, formé un an avant que démarre l'affaire Weinstein, séparé l'année où sortent La familia grande et les accusations contre PPDA, comme si leur histoire avait suivi la courbe du mouvement MeToo. Après son jugement, il devient un paria du milieu du cinéma. Elle se réinvente en porte-voix de la cause féministe, activiste médiatique, autrice d'un best-seller où elle expose tout, l'intimité autant que les méfaits.

Judith Chemla

Selfie pris le soir des faits, posté sur Instagram en juillet 2022, un an après.

Aujourd'hui, ils ne s'accordent que sur leurs premiers instants. « Nous tombons rapidement amoureux, en 2016, se souvient Yohan Manca. J'écris un film, je le lui propose. Nous emménageons ensemble. C'est assez merveilleux. » Judith Chemla sort d'une relation douloureuse avec le père de son fils, l'artiste James Thierrée, qu'elle accuse aussi de violences physiques et psychologiques. « J'avais été profondément abîmée, mais je n'en avais pas mesuré la gravité. Quand je rencontre M. Manca, je suis encore dans une dépendance affective. Lui ne semble pas craindre de s'engager, il me bombarde d'amour. Ça m'emporte. Je tombe enceinte très rapidement. » Un premier court-métrage les réunit professionnellement, écrit et dirigé par lui, joué par elle. Le scénario de Hédi & Sarah a tout pour inquiéter, il reprend un épisode réel de la vie de son auteur : le harcèlement que Yohan Manca a fait subir, à l'aube de ses 20 ans, à une ancienne petite amie et pour lequel il a écopé d'une amende. Judith Chemla le sait. « Je suis amoureuse, j'ai envie de croire que c'est une forme de thérapie pour lui, explique- t-elle. Il me donne l'impression d'assumer ses actes, je comprendrai plus tard qu'il les a minimisés. » Terrible mise en abyme prémonitoire, elle accepte d'incarner une femme pourchassée par un personnage masculin qui n'est autre que celui avec qui elle vit. Hors écran, l'idylle tourne mal aussi. Elle décrit une alternance de bonheurs intenses et de crises de jalousie, des cris, des bousculades, des pincements. Lui assure qu'il n'y a, à cette époque, aucune violence entre eux. Leur fille voit le jour un soir de printemps, en 2017. « Quand elle naît, tout va bien, évoque Yohan Manca. C'est un moment très beau. Judith joue La traviata au théâtre. Je prépare mon premier long-métrage. Il y a de l'euphorie. »

Leur histoire est celle d'un couple de cinéma où s'exerce la violence de l'homme et d'où la femme peine à s'évader

Quelques années plus tard, les jeunes parents se retrouvent de nouveau sur un plateau de cinéma. Il est à la manœuvre, cinéaste débutant prié de faire ses preuves. Elle crève l'écran dans le rôle d'une professeure de chant. Le film, réussi, s'intitule Mes frères et moi, sélectionné au Festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard. « C'est là que tout bascule », note Manca. À quelques jours de la montée des marches, il s'en prend à elle en public, dans l'enceinte du Théâtre du Rond-Point où ils sont venus en famille. Dangereux jaloux, machiste pathétique, persuadé qu'elle lui est infidèle, il l'injurie et lui lance son téléphone au visage. L'objet, lesté d'une batterie externe, blesse sa joue jusqu'au sang. « Je regretterai ce geste toute ma vie », souffle-t-il. Judith Chemla porte plainte. Au commissariat de leur arrondissement, elle tombe « sur un major extraordinaire qui prend l'affaire très au sérieux » : « Je suis très bien prise en charge », confie-t-elle. Elle devient, aux yeux de la société, une victime. « Pour moi, c'est l'inverse, on est une victime quand on ne porte pas plainte, relativise-t-elle. Après avoir parlé à la police, je me relève, mais ça demande une énergie héroïque. » Yohan Manca est interpellé à leur domicile, placé en garde à vue pendant quarante-huit heures, puis sous contrôle judiciaire. Il reconnaît les faits, assisté d'Élise Arfi, une amie pénaliste. Malgré l'interdiction qui lui est faite d'entrer en contact avec Judith Chemla, il ne cesse de l'appeler. « J'essaie de la reconquérir, de manière problématique, tente-t-il de justifier. Je n'ai pas de limite. Je retombe dans les travers de mes 18 ans. Je refuse la rupture. » « Il me harcèle pendant quatre mois, décrit-elle. J'accepte de lui parler, des heures, de le voir, pensant qu'il va finir par se calmer. Mais il n'a aucune considération pour moi et les enfants. Il finit par s'introduire dans mon immeuble en pleine nuit, je porte de nouveau plainte. » Elle est là aussi « très bien accueillie [...] par des policiers très humains » à qui elle montre la centaine de SMS et de mails reçus, tour à tour suppliants et menaçants. Le juge d'application des peines décide d'incarcérer le mis en cause. Le soir même, Yohan Manca dort à la prison de la Santé. « Les magistrats ne prennent plus de risque dans ce genre d'affaire, indique au téléphone Me Arfi, alors désemparée de voir son client emmené. Par principe de précaution. »

Judith Chemla, arrivant au déjeuner des César au Fouquet’s.

Le 4 février 2017, Yohan Manca et Judith Chemla, arrivant au déjeuner des César au Fouquet's. Elle était nommée dans la catégorie meilleure actrice pour « Une vie », de Stéphane Brizé.

« Ce choc carcéral m'a été utile, lâche Manca. Finalement, ce juge est peut-être celui qui m'a le mieux compris. » Il partage une cellule avec deux hommes, dort et mange peu, écrit et découvre l'hostilité des rapports entre détenus. Il parle de la « pire expérience de sa vie », « fondatrice », « une claque », « un retour à la réalité ». Judith Chemla considère « dégueulasse » qu'il la « force à être celle qui le fout en taule ». Il ressort au bout de dix-sept jours, « changé », assure-t-il. Il ne retrouve sa fille que dix jours après, sa garde est restreinte, « un choc tout aussi violent que l'incarcération », insiste-t-il. Il a interdiction de paraître au domicile où vit Judith Chemla et doit fixer sa résidence dans le Var. Le procès se tient en mai 2022 ; la peine, huit mois avec sursis, un verdict pourtant sévère pour une affaire de ce type, n'est qu'une « gentille admonestation » aux yeux de la plaignante et de son avocate. Marie Dosé, conseil de Yohan Manca, déclare, elle : « Les femmes doivent parler, il ne faut rien laisser passer, et ici la justice n'a pas été clémente. » Rien ne s'apaise entre les deux parties. L'enfant se trouve alors au cœur du conflit. Judith Chemla raconte des mois d'« oppression constante » : « Il viole son sursis, je le vois tourner autour de mon domicile, doigt d'honneur, crachat, il se croit tout permis. » Lui dément fermement ces accusations, assure ne plus avoir de contact direct avec elle, passe par des intermédiaires pour s'occuper de la logistique liée à leur fille. Un soir d'épuisement, dans un élan désespéré, elle poste sur Instagram les photos de son visage frappé un an plus tôt. « Je suis révoltée, je pense que ma parole doit être publique », se remémore-t-elle. Elle est invitée deux jours plus tard sur France Inter au micro de Léa Salamé, à qui elle rapporte avec émotion son infortune. Judith Chemla, actrice, proclame « moi aussi », voilà son nom inscrit au générique de la révolution en cours, aux côtés d'autres courageuses. Yohan Manca rejoint, lui, la liste de ceux qui font honte.

« Elle est dans son droit, reconnaît Manca, mais c'est une déflagration. Je ne conteste pas le combat légitime contre les violences faites aux femmes. Il faut faire du bruit autour de cette cause. Mais je m'inquiète de cette médiatisation, au-delà de l'opprobre, pour notre fille. » Avant cette prise de parole, Chemla, qui a lu Halimi et Beauvoir, admet qu'elle s'intéressait peu à la politique. Elle n'a jamais milité, se contentant de poster sur les réseaux les propos d'Adèle Haenel, qu'elle admire. « Au lendemain de mon intervention à la radio, je reçois tant de messages de femmes que je prends conscience de la dimension systémique de ces violences », récite-t-elle, usant de ce vocabulaire d'extrême gauche dont Twitter regorge : « système », « domination », « idéologie antivictimaire ». Elle découvre les livres de la journaliste Titiou Lecoq, soutient l'activisme d'Andréa Bescond, dénonce sans nuance « le dysfonctionnement grave de la justice », « l'impunité des agresseurs », « la prolifération du viol », « la présomption d'innocence qui sert à ne pas mettre à l'abri les femmes ». Depuis 2022, elle a porté plainte cinq fois contre Yohan Manca, pour harcèlement et violation de son sursis notamment. Avec chaque fois un classement sans suite. La hiérarchie de son commissariat a changé, s'emporte-t-elle, elle n'est plus prise au sérieux : « Je deviens celle qui en fait trop. Malgré les preuves, il n'est pas condamné, même pas rappelé à l'ordre. La partie adverse s'en sert pour me faire passer pour une menteuse. Si tu n'as pas un putain de gnon dans la face, la justice n'en a rien à foutre... » Elle ajoute même : « La justice est sous emprise. » Son avocate, Pauline Rongier, souligne la portée nocive du « contrôle coercitif » qu'elle estime exercé par Yohan Manca, une notion encore peu prise en compte dans les tribunaux français. Le quotidien de Judith Chemla devient celui d'une mère célibataire, entrecoupé de tournages. Lui nie le harcèlement reproché, explique sa présence ponctuelle dans son quartier par le fait qu'il vit et travaille non loin. Il affirme avoir perdu plusieurs contrats de réalisation et vu des actrices célèbres renoncer à figurer dans le film qu'il prépare. « Depuis ma condamnation, je ne dirige des acteurs que dans ma tête », regrette celui qui semble persuadé d'avoir été « annulé »: « On me répond beaucoup qu'il est encore trop tôt. Pourtant j'ai purgé ma peine, je pense avoir droit à une seconde chance. La justice est imparfaite sur les violences sexistes et sexuelles, mais dans mon cas, elle n'a pas été laxiste. » Il constate avec regret n'avoir été contacté que par des médias d'extrême droite, la revue Causeur et la chaîne CNews, pour livrer sa version des faits. Des requêtes qu'il a déclinées, refusant d'être lié à des lignes éditoriales dont il condamne l'idéologie. Est-ce la médiatisation de ses délits qui empêche sa réhabilitation ? Judith Chemla répond sans hésiter : « Dans l'absolu, M. Manca a droit à une seconde chance, mais quand je vois à quel point il s'enfonce dans le déni, je serais inquiète de le voir sur un plateau de cinéma. Avoir le pouvoir, c'est une grande responsabilité. Je ne le juge pas assez responsable. »

« Depuis ma condamnation, je ne dirige des acteurs que dans ma tête », Yohan Manca

Lui a choisi de prendre la parole « pour [sa] fille », lance-t-il, « parce que c'est allé trop loin ». En septembre 2022, il apprend, sidéré, que la petite porterait contre lui des accusations d'atteinte sexuelle. Judith Chemla, au nom de leur enfant, a déposé plainte auprès de la brigade de protection des mineurs après que cette dernière lui a dit avoir été embrassée sur la bouche « avec la langue » par son père et un autre homme de la famille. « C'est le début de l'ignominie, se défend Yohan Manca, qui récuse fermement ces allégations. Je me battrai jusqu'au bout pour prouver que je suis un bon père. » Après plusieurs mois d'enquête, d'expertises et d'auditions, la plainte est classée sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée. La comédienne, qui ne souhaitait pas que son ex-compagnon s'ex-prime sur ce volet, pourrait se constituer partie civile afin de relancer l'action publique. Son avocate, Pauline Rongier, affirme : « Les peines insuffisantes et les classements sans suite quasi systématiques conduisent à une minimisation de la gravité des violences intrafamiliales et à un sentiment de toute-puissance et d'impunité des auteurs. » Marie Dosé dénonce, elle, une « sur-judiciarisation, faite pour bannir. Comme si on voulait que la peine, pourtant purgée, ne s'arrête pasToutes ces procédures ont conduit à une rupture de lien entre le père et sa fille. » Elle prévient du danger de ce qu'elle nomme « bannissement » et indique : « Aujourd'hui, certains de mes clients craignent davantage la peine sociale que la sanction pénale. » Judith Chemla cible, elle, « les concepts idéologiques antivictimaires qui sous-tendent encore la chaîne pénale ». « La petite s'est pourtant confiée de façon répétée et constante à de nombreux interlocuteurs, ses propos ont été jugés crédibles, assure-t-elle. Mais en France, les institutions priorisent les droits du parent violent sur la protection de l'enfant. » Yohan Manca n'a pas vu sa fille pendant un an. Une période où il dit « suffoquer ». Depuis avril, il la retrouve deux heures par mois, dans un centre de rencontre, en présence d'assistants sociaux. « Je veux juste qu'on me laisse être père », martèle-t-il, tandis que Judith Chemla redoute la reprise d'une garde partagée prévue pour septembre : « On est encore dans un système de protection de ceux qui exercent la violence. Les enfants sont les premières victimes de ces dénis de justice car on les contraint généralement à vivre auprès de ceux qu'ils ont dénoncés. Le doute profite toujours à l'agresseur », ose-t-elle, mettant en cause l'un des principes fondateurs du droit pénal.

Yohan Manca le 12 avril, à Paris.

Yohan Manca le 12 avril, à Paris.

Yohan Manca remonte loin pour retracer la violence de son comportement, sans pouvoir donner d'explications concrètes. Élevé par des parents divorcés, à Pantin, en Seine-Saint-Denis, celui qui consulte désormais un psy décrit une enfance heureuse, mais « où on ne [lui] a rien appris des rapports entre hommes et femmes. Il y a un travail éducatif à faire. À l'école, on devrait plus nous parler d'amour et des relations. » Une éducation au sexisme dès les premières classes, un apprentissage des droits et devoirs du citoyen, une présentation de ce que prévoit la loi sont certes réclamés par l'ensemble des associations de protection des femmes. La Fondation des femmes fixe à 2,6 milliards d'euros par an le budget minimum devant être consacré par l'État à la lutte contre les violences conjugales, sexistes et sexuelles en France, où le ministère de l'Intérieur compte, en 2023, près de 230 000 victimes de violences intrafamiliales. Aujourd'hui, il dépense 184,4 millions d'euros. Des moyens jugés insuffisants par tous. Alors, que reste-t-il trois ans après le coup infligé par Yohan Manca au visage de celle qu'il disait aimer ? Plus de 700 pages de procédure pénale, une femme traumatisée, un homme repris de justice qui peine à se réinsérer, une enfant ébranlée. Et une société française qu'un hashtag continue de secouer.

Pauline Delassus

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Commentaires 2
à écrit le 05/05/2024 à 9:23
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Non ce n'est pas lesl imites de "mee too" c'est les limites d'un système reposant sur les principes oligarchiques qui a besoin que les femmes soient soumises, qui a besoin de pauvres, d'esclaves et-c... sinon l'oligarchie exploserait. Il faut savoir ...

le 05/05/2024 à 9:56
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"principes oligarchiques qui a besoin que les femmes soient soumises, qui a besoin de pauvres, d'esclaves et-c..." De racisme. également bien entendu. Bref de nous diviser sans division des populations plus d'oligarchie, c'est leur priorité faisant q...

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