Cinéma : Pierre Gagnaire, le chef étoilé à l'origine des recettes du film « La Passion de Dodin Bouffant »

Le chef du restaurant Gaya et de l'hôtel Balzac est le vrai cuisinier du film qui représente la France aux Oscars.
Charlotte Langrand
Sous l’œil de Pierre Gagnaire, Benoît Magimel reproduit les gestes enseignés par le chef.
Sous l’œil de Pierre Gagnaire, Benoît Magimel reproduit les gestes enseignés par le chef. (Crédits : Stéphanie Branchu)

Pas facile, quand on est acteur, de se faire voler la vedette par un pot-au-feu. De briller face à un vol-auvent aussi large qu'une soupière, une laitue joliment braisée ou une omelette norvégienne architecturale... C'est pourtant avec un menu gargantuesque digne des disciples d'Escoffier que Juliette Binoche et Benoît Magimel ont dû composer, pour le film de Tran Anh Hung, La Passion de Dodin Bouffant. Les spectateurs seront prévenus, mieux vaut avoir réservé dans un bon bistrot à la sortie du cinéma : pendant deux heures et quart, le film vous donne davantage faim qu'autre chose.

Adaptée d'un roman suisse de Marcel Rouff paru en 1924, l'histoire s'immisce dans la vie intime d'un gastronome inspiré, Dodin Bouffant, et de sa cuisinière hors pair, Eugénie. Dans cette campagne de la fin du XIXe siècle où les plats sont de saison et les ingrédients viennent du potager, le couple vit un amour heureux et sans nuages, avec pour unique vecteur la nourriture, pour seul cadre leurs fourneaux et leurs recettes en guise de mots doux. Jusqu'à ce que la santé fragile de l'un des deux ne vienne bouleverser cette idylle parfaite, le film n'est que sauces, bouillons, pâtes feuilletées et petits légumes... Avec maints parallèles entre la chair et la chère, on soupire qu'un plan du postérieur de la cuisinière succède à celui de la pulpe charnue d'une poire pochée. Mais qu'importe : léchés, parfaits, mitonnés avec passion par Eugénie pour son compagnon, ou l'inverse, les plats s'enchaînent comme une ode très « cocardière » à notre gastronomie, ses gestes et son savoir-faire.

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Si ce talent culinaire fait saliver sur grand écran, c'est qu'il appartient à celui d'une des meilleures toques au monde, Pierre Gagnaire. Le chef multi-étoilé du Balzac ou du Gaya à Paris, qui tient même un petit rôle dans le film, a délaissé les cuisines des restaurants pour celles des plateaux : « Une liste de recettes avec beaucoup d'oiseaux et de poissons avait été établie sur des bases historiques... mais c'était impossible à réaliser, sourit le chef. J'ai proposé d'autres plats et les ai cuisinés, trois matinées durant, devant la caméra : ils ont servi pour que les acteurs saisissent mes gestes et "l'ambiance" d'une recette. » Ils ont aussi pu se régaler d'un turbot poché au lait puis rôti dans un beurre demi-sel, d'une huître à la betterave et au vieux comté ou d'un carré d'agneau à la cuisson bien rosée... Ces bijoux de gastronomie conçus pour le film seront d'ailleurs accessibles au grand public, dès mardi prochain, au restaurant de Pierre Gagnaire rue Balzac dans un « menu de la passion de Dodin Bouffant ».

Jongler avec deux tempos

Sur le tournage, Pierre Gagnaire et Michel Nave, son chef et complice durant quarante ans en cuisine, ont aussi dû jongler avec deux tempos irréconciliables : celui du cinéma, avec ses temps morts et sa chronologie fracturée, et celui de la cuisine, qui ne souffre aucune pause ni inversion des étapes. Il en aura fallu, des carrés d'agneau pour que leur cuisson parfaite arrive en temps voulu devant la caméra ! « Il fallait surtout que ce soit réellement bon pour que la qualité se voie à l'image, poursuit-il. Que l'on voie et sente les plats, qu'ils transpirent l'émotion que l'on ressent face à une belle assiette ! C'est cette jolie nostalgie que nous offrons dans nos restaurants. » Et surtout beaucoup d'amour : la scène où Dodin cuisine pour Eugénie et la façon dont elle goûte son assiette ne sont rien d'autre que leurs préliminaires... « Sans technique culinaire, on ne peut pas créer ni durer, mais l'amour est la clé de tout car il guide notre envie de faire plaisir, estime Pierre Gagnaire. La cuisine n'est pas forcément un art à la base, mais Tran Anh Hung est venu chercher chez moi le supplément d'âme qui fait que la cuisine se transforme par magie en art. » Comme ce pot-au-feu majestueux rehaussé de foie gras, de pigeon, de lapin ou de poularde !

Cet art a ainsi été choisi pour représenter la France aux Oscars. Pierre Gagnaire a déjà régalé certains membres du jury, en septembre, en même temps que le film leur était présenté. Pourtant, ce choix a d'abord suscité la polémique : le producteur du film Anatomie d'une chute de Justine Triet, auréolé de la Palme d'or à Cannes cette année alors que Dodin recevait le prix de la mise en scène, n'a pas compris pourquoi son film n'était pas l'élu pour les USA. Il a dû s'incliner devant l'appétit de Dodin Bouffant, qui vient imprimer à jamais l'art de Pierre Gagnaire sur la pellicule. Et ce au même moment que sort un beau livre sur ses 50 ans de carrière* : « Ce film et ce livre sont des cadeaux, estime-t-il. C'est aussi un peu un testament... Mais ce qui me rend fier, c'est que je n'ai jamais dérogé à ce que j'étais et à la cuisine que j'ai voulu défendre. Je ne suis pas le meilleur cuisinier du monde mais ces deux ouvrages prouvent qu'un métier bien fait peut donner un sens à une vie. »

La Passion de Dodin Bouffant, de Tran Anh Hung, avec Juliette Binoche et Benoît Magimel. 2 h 14. Sortie mercredi.
*Pierre Gagnaire - Une vie en cuisine, de Julien Fouin, Marvin Leuvrey, Keribus Éditions, 480 pages, 59 euros.

Charlotte Langrand

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