Prix Goncourt : la sélection hors-liste de la rédaction

On aurait aimé que ces romans figurent sur la liste du prix. Avec cette selection, on s'aventure en toute subjectivité hors-liste comme hors-piste.
(Crédits : © 2009 AFP)

Nothomb à tire d'aile

Contrairement à ce que l'on a pu lire ici ou là, Psychopompe n'est pas un livre sur le viol collectif subi par Amélie Nothomb à l'âge de 12 ans sur une plage du Bangladesh. C'est un livre sur l'écriture, absolutiste et strident. Le livre d'une femme-oiseau qui, pour la première fois, nous dévoile la clé de son écriture et de son étrangeté puisque évidemment c'est la même chose. Parce que très jeune elle s'est prise pour un oiseau, la bouleversante Amélie Nothomb - qui jamais ne l'a été autant que dans ce texte - a fini par réchapper des dix années de survie-anorexie-maladie post-traumatique qui ont suivi « l'épisode des mains de la mer », selon l'expression-paravent derrière laquelle elle protège sa pudeur.

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Elle est sauvée quand elle découvre la gymnastique intérieure qui permet de s'envoler par l'écriture. « Il s'agit de se positionner d'une manière particulière à l'intérieur de soi, de saisir le bon angle et la juste distance et de se précipiter. Se précipiter au sens propre : se lancer, tête la première, dans le précipice. Voir le sol se rapprocher et battre des ailes, non par fantaisie mais afin de ne pas s'écraser. [...] Dans mon cas, tomber, c'est mourir. Quand Rilke dit que l'écriture doit être une question de vie ou de mort, je n'y vois aucune métaphore. » Ce « aucune » contient, et retient, l'intensité substantifique de Nothomb : c'est l'écriture qui lui redonne vie.

Vous êtes comme étranglée par sa vérité quand elle confie comment elle emprunte à l'oiseau sa stratégie : « Effectuer au quotidien ce qui vous semble aussi improbable qu'impossible. Plusieurs heures par jour, il me fallait aller au-delà de mes forces, atteindre cette allure où l'écriture s'évade de tout ancrage, se déploie et renouvelle à chaque seconde le miracle qui lui permet de tenir un instant supplémentaire. Celui qui vit un danger aussi permanent connaît le présent absolu. » Ainsi vole la métaphysique nothombienne. On savait qu'elle parlait aux morts ; on apprend que telle est leur vocation, à son écriture et elle : ce « destin psychopompe », comme elle dit, cette aptitude à escorter les âmes des défunts. « La grande mission d'un oiseau consiste à approfondir son pouvoir psychopompe », expose celle qui a l'engoulevent oreillard pour totem. La définition qu'elle en donne procure des frissons : « La vitesse n'était pas le but - quel piètre objectif ! - mais la condition sine qua non de l'existence, qui permettait d'échapper aux prédateurs par la seule élégance qui vaille, le plaisir. Dira-t-on jamais assez la jouissance de l'engoulevent ? Il se jette dans le vent comme dans la volupté, tour à tour il le contre puis lui obéit puis l'étonne puis s'offre, il est l'amant génial du courant d'air. » Plus loin, elle décrira ainsi le vol-écriture : « Le vol consiste à créer une tension et à la résoudre. À chaque instant. Si la résolution ne suscite pas de jouissance, elle n'est pas résolution : on s'effondre aussitôt. » Morale : pour ne pas mourir, l'écrivain n'a d'autre solution que d'être l'amant génial du courant d'air. Vive Amélie Nothomb !

Psychopompe, Amélie Nothomb, Albin Michel, 162 pages, 18,90 euros.

Sur la route avec Prudhomme

Il n'y a pas meilleur compagnon de route que Sylvain Prudhomme. Si dans son précédent roman, Par les routes, c'était celle de France à travers les trajets aléatoires d'un auto-stoppeur, dans L'Enfant dans le taxi, ce sont des chemins plus intimes, ceux d'un secret de famille. Le jour de l'enterrement de son grand-père, le narrateur, écrivain, apprend que le patriarche a eu un premier enfant, né de ses amours avec « l'Allemande du lac de Constance » pendant la Seconde Guerre mondiale. Ébranlé par cette révélation et fragilisé par la séparation avec la mère de ses deux fils, son monde vacille. Afin de reconstituer l'histoire et de rendre une identité à celui qui pour le moment n'est qu'une initiale, M., il va interroger les membres de sa famille. Une enquête complexe qui heurte certains d'entre eux. Mais ni les ruptures, ni les oppositions, ni les deuils ne sombrent dans la violence.

Les sentiments sont comme écrêtés par la finesse de l'écriture. Le narrateur prendra la route, comme souvent chez Sylvain Prudhomme, qui décrit comme personne le paysage qui défile. Les trajets se font virtuels, sur Google, où maintes fois il va visualiser l'itinéraire jusqu'à chez M. ; en voiture, avec ses deux gamins, embarqués pour un repérage sur les traces du grand-oncle caché ; en taxi, lorsque M. adolescent entreprend de rencontrer son père français. Le narrateur avoue qu'il voudrait que sa « vie soit toujours faite de ça : [...] chaque panneau semblait devoir [le] conduire vers un endroit désirable ».

Sylvain Prudhomme pousse plus loin la réflexion sur le métier d'écrire, l'écrivain se voyant comme « le frère de M. dans l'ordre des condamnés au remodelage, à la fiction ». Son précédent roman lui avait valu le prix Femina ; celui-ci aurait fait un bien joli Goncourt. A.-L.W.

L'enfant dans le taxi, Sylvain Prudhomme, Éditions de Minuit, 224 pages, 20 euros.

Au nom de la rage

Sorj Chalandon a beau avoir trempé sa plume dans l'encre de la rage, son livre nous entretient d'humanité. Jules Bonneau, le héros du roman, ne possède que deux choses : la colère et un ruban de soie, souvenir de sa mère qui l'a abandonné. L'une et l'autre ne le quittent jamais et lui permettent de survivre dans la colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Il y est, comme tous les autres garçons, enfermé pour presque rien. Certains y arrivent dès 12 ans, juste parce qu'ils sont orphelins. Dans ce centre, ils sont frappés, humiliés par des gardiens sadiques. Bonneau puise dans sa fureur pour répliquer, ne pas se soumettre, se faire respecter.
On l'appelle « la teigne ». Le 27 août 1934, il s'évade avec 55 autres enfants. La population locale, ainsi que des touristes, se lancent dans une détestable chasse à l'enfant. Un seul ne sera pas repris : Jules Bonneau. À partir de ce fait réel et en se glissant dans la peau de l'évadé, Sorj Chalandon raconte non pas une rédemption - le fugitif n'a pas à se racheter - mais un éveil à la fraternité notamment à travers les figures de Camille, camarade de détention, fragile et martyrisé par les autres, du marin Ronan et de sa femme Sophie, infirmière et faiseuse d'anges. Alors oui, le texte de Sorj Chalandon révolte. Oui, on a parfois envie de hurler de rage avec lui. Il raconte une nouvelle fois avec puissance une enfance maltraitée, comme la sienne. Mais décrit aussi un adolescent qui apprend à « desserrer le poing » et parvient même à tendre la main à un certain Jacques Prévert. A.M.

L'Enragé, Sorj Chalandon, Grasset, 416 pages, 22,50 euros.

Sagacités

Sale temps pour les littéraires : l'écrivain Paul Beuvron s'est suicidé. Henri, son copain d'hypokhâgne, entreprend alors de revisiter le parcours de ce jeune Grenoblois arrivé à Paris avec assez de charme pour séduire sa logeuse de 30 ans, assez de talent pour décrocher Normale sup, et assez d'ambition pour escalader des Annapurna métaphoriques ! Après un premier roman mégalo (qui pastiche toute la littérature française en 1 000 pages), Paul se met à arpenter le versant le plus putride des lettres, prêtant sa plume à un médiocre pondeur de best-sellers puis à un parfait salaud... Mais si la vie n'est pas tendre avec Paul, l'auteur, par la voix d'Henri, l'est bien davantage. Souvent cinglant, jamais cynique, il raconte comment l'édition tue des écrivains, mais nous emmène aussi dans la rédaction fauchée du journal Avant-garde, où la flamme perdure ! Ce beau roman plein de sagacités saganiennes, d'anecdotes piquantes et de nostalgie dorée nous a conquis. Curieusement, il n'a pas eu les faveurs des prix - hors celles de l'Interallié. Tendrait-il au monde du livre un miroir trop sévère ? A.B.

Les petits farceurs, Louis-Henri de La Rochefoucauld, Robert Laffont, 248 pages, 20 euros.

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