LA TRIBUNE- Le prochain rassemblement de Bpifrance - « Le Big » qui se déroule ce 5 octobre - est placé sous le signe de la fierté. Un lien avec les dix ans de la banque publique d'investissement ?
NICOLAS DUFOURCQ - La fierté c'est d'abord le carburant de l'action. Si j'ai choisi ce thème cette année, c'est parce qu'il symbolise notre action. La France est un pays très contrasté, parfois excessivement négatif sur lui-même et qui ne prend pas conscience du fait que sa négativité lui pompe une énergie considérable. Énergie dont on aurait besoin pour gagner nos combats, en particulier celui de la souveraineté sur un certain nombre de secteurs. Il faut juste se souvenir de ce que ça veut dire que de n'avoir aucune fierté de soi. C'est horrible. Sans fierté, on ne peut rien faire. C'est synonyme de déclin. Donc la fierté est une valeur positive dès lors qu'elle ne rime pas avec orgueil. Il est temps que dans ce pays, on félicite les entrepreneurs qui ont retroussé leurs manches pour réinvestir le terrain de l'industrie par exemple !
Quel bilan tirez-vous de cette première décennie pour Bpifrance ? Dans la préface du rapport d'évaluation de la banque, vous en parlez comme d'une Odyssée...
C'est une aventure entrepreneuriale puisqu'on est parti d'une page blanche. On a restructuré quatre entités existantes pour faire une banque au service des entrepreneurs français, qui concentre le meilleur du public et le meilleur du privé. Ensuite, on a articulé les pièces du puzzle qui ont toutes une histoire lointaine. Il a fallu fusionner des équipes qui ne s'entendaient pas toujours. La vérité c'est que personne en décembre 2012 n'aurait imaginé ce qu'on est devenu. Surtout pas notre croissance : en dix ans nous avons soutenu 40% des PME françaises actuelles et plus de 60% des ETI. Cela veut dire près de 70.000 entreprises financées chaque année. Les débuts ne furent pas faciles. Nous avons essuyé des vents contraires. Le décollage fut impressionnant dès la deuxième année. Notre utilité s'est imposée par la voix des entrepreneurs.
Au-delà de son métier de banquier, Bpifrance semble aussi servir un peu de boîte à idées pour le pouvoir. Vous avez pesé et même orienté certaines politiques publiques. Je pense à la réindustrialisation ou encore plus récemment à la loi sur l'industrie verte...
Bpifrance est une banque au contact permanent avec les entrepreneurs installés dans les territoires. Ce n'est pas un aquarium parisien. C'est parce qu'on est au contact du terrain qu'on a pu à plusieurs reprises prendre des initiatives avec deux ou trois ans d'avance. La French Fab et la réindustrialisation par exemple. Mais aussi l'accompagnement, auquel je tiens beaucoup : on a lancé dès 2015 une activité de conseil pour les PME et les ETI pour les aider à se structurer et à grandir. Nous accomplissons 7.000 missions de conseil par an et nous avons créé 160 écoles pour les entrepreneurs.
Depuis le début, notre conviction est que le mandat de la banque est aussi de rompre la solitude des entrepreneurs. Bpifrance est conçu comme une arme anti-solitude. Ça s'est vu d'ailleurs pendant le Covid où les collaborateurs de Bpifrance ont passé 100.000 coups de fil pendant trois semaines pour offrir des conseils à des entrepreneurs en panique. On les appelait parfois tard le soir pour leur dire : « On ne vous abandonne pas ! ». Maintenant, c'est devenu quelque chose qui fait absolument partie du paysage et qui est politiquement revendiqué. Autre exemple où nous avons été en avance de phase : nous avons beaucoup travaillé avec les labos de recherches dans les universités pour convaincre nos chercheurs de devenir entrepreneurs. C'est désormais une politique publique, autour du plan Deeptech qui fait partie de France 2030.
Pour certaines politiques publiques comme celle de la réindustrialisation, vous avez amorcé la pompe...
Oui, nous avons par exemple construit le plan startups industrielles et même inventé, au fond, ce concept de startup industrielle. Ce sont des startupers de la deeptech française qui décident de fabriquer leur objet non pas en Chine, mais en France. On les aide ensuite à monter des usines.
Justement, l'un des objectifs de Bpifrance était de doubler le nombre d'entrepreneurs en France. Où en êtes-vous ?
Nous avons beaucoup développé l'esprit entrepreneurial en France, je crois, mais il reste beaucoup à faire. Notre objectif est de doubler le nombre d'entreprises pérennes, par un accompagnement intensif avec nos associations partenaires et les 70.000 bénévoles qu'elles animent. On sait aujourd'hui que les entrepreneurs ont trois fois plus de chance de survivre qu'il y a dix ans s'ils ont recours à notre plateforme d'accompagnement et d'inspiration. Oui, nous voulons très fortement augmenter le nombre d'entrepreneurs, partout et notamment dans les quartiers. Nous sommes notamment à la manœuvre sur le plan Quartiers 2030. Il y a dans ces communes une créativité et une énergie qui fait plaisir à voir et qui doit pouvoir s'incarner.
Vous-même, vous avez écrit un livre consacré à la désindustrialisation qui contenait beaucoup des constats reconnus par les politiques bien plus tard. Vous faites un travail d'inspiration ?
Vous parlez de mon livre écrit en 2022. J'ai voulu d'abord donner la parole aux survivants de la désindustrialisation, ces chevaliers tout crottés à qui on avait dit « c'est fini pour vous ». J'ai toujours cru le contraire. J'ai écouté leurs témoignages. Ils ont permis à force de travail de revaloriser l'image de l'usine. Il a fallu lutter contre le cliché de l'usine sale. Aujourd'hui, elle est le plus souvent propre, silencieuse, avec des plantes vertes, beaucoup de tech. Pour contribuer à révéler et entretenir leur fierté, nous avons lancé la communauté « French Fab » en 2017, qui est un mouvement d'encouragement des mousquetaires de l'industrie française qui vont réindustrialiser. Avec eux nous sommes également très engagés autour de la question climatique et de la décarbonation depuis des années. Le lancement de la grande politique de réindustrialisation par le Président de la République et le plan d'action pour une Industrie verte de Bruno Le Maire sont donc une très bonne chose. Je pense qu'en effet la Bpi à contribué à imposer cet agenda. J'ai toujours pensé que le rôle des opérateurs de terrain était aussi d'alimenter la réflexion politique au fil de l'eau. Nous pouvons le faire à partir de nos constats dans les territoires, et de cette matière si riche que nous ouvrent les entrepreneurs.
Le gouvernement tente de faire adopter, dans le cadre de sa loi immigration, un titre de séjour sur les métiers dits en tension. Le patronat est assez discret sur le sujet. Le regrettez-vous ?
Il n'y a pas un seul industriel qui ne se plaigne pas de l'impossibilité d'embaucher. Pas un jour sans qu'on ne me parle de pénurie de main-d'œuvre. Donc il est évident qu'en plus de revaloriser l'image de l'industrie auprès des Français, il ne faut pas hésiter à recourir à la main-d'œuvre étrangère. Ce n'est pas un hasard si on a créé un French Tech Visa pour faire venir des développeurs, des entrepreneurs du monde entier en France, avec des formalités simplifiées. Il faut faire aussi un French fab visa. Quand on tombe sur un ingénieur chimiste qui pourrait combler un trou fondamental dans une PME de Laval, il ne faut pas que ça prenne sept mois pour obtenir le Visa. Et c'est comme ça trop souvent partout en France. Du coup, en effet, je ne comprends pas pourquoi le patronat ne produit pas une parole forte sur le sujet.
Beaucoup d'emplois non pourvus c'est vrai, mais en même temps beaucoup de Français encore au chômage...
Oui 60.000 emplois avec de bons salaires sont non pourvus rien que dans l'industrie française... Les entrepreneurs sont pourtant prêts à prendre des jeunes peu formés et à prendre en charge cette formation. Mais c'est vrai aussi que, dans le même temps, bien des patrons (environ 30%), ne veulent pas recruter de la main-d'œuvre étrangère.
Et pourquoi ?
Ils ont eu une mauvaise expérience. Cela demande beaucoup de travail. Effectivement, il y a des facilités administratives. Mais globalement, l'employeur doit s'occuper de tout, du logement et des problèmes de langue notamment. Du coup, il y a 35% d'employeurs qui disent qu'ils sont d'accord pour recruter des étrangers, mais autant qui sont opposés et le reste qui ne se prononcent pas.
Le bon exemple c'est l'Allemagne, qui a mis en place des filières de recrutement notamment pour son industrie. Des filières ultra organisées avec accueil de la main-d'œuvre, formation et apprentissage de la langue, aide pour le logement. Ils ont un tel problème démographique qu'ils ont pris le taureau par les cornes. Cette industrialisation complète de l'accueil de main-d'œuvre étrangère pour travailler dans l'industrie fonctionne. La différence avec la France, c'est que les entrepreneurs allemands se donnent les moyens de réussir cette intégration durable dans un tissu industriel moderne. Cela étant, des entrepreneurs français de l'industrie ont compris qu'ils devaient prendre les choses en main. C'est le cas par exemple dans les usines PSA à Sochaux où vous avez des Soudanais, des Irakiens ou des Syriens récemment arrivés. Ils viennent en France pour gagner leur vie et pratiquement tous repartent. Ils sont excellents. Ces exemples sont toutefois peu nombreux.
Quels sont les résultats de Bpifrance ?
Les résultats de la banque sont bons. 800 millions d'euros de résultat net pour ce premier semestre, et 1,6 milliard d'euros de résultat net pour 2022. La banque s'appuie sur des collaborateurs de grande qualité animés de l'esprit de mission pour le pays et, en même temps, fiers de maîtriser ce que j'ai appelé les « métiers d'art de la finance ».
Que répondez-vous après l'ouverture par le Parquet National Financier (PNF) d'une enquête préliminaire à l'encontre de Bpifrance ?
Nous avons lancé en octobre 2020 un fonds très innovant pour permettre aux Français de pouvoir financer des entreprises françaises non cotées, PME et startup. Ce fonds est régulé par l'Autorité des marchés financiers et suit des règles strictes dont la première est de rappeler qu'il y a un risque de perte totale du capital. Ce lancement de la démocratisation du financement des entreprises non cotées, jusqu'ici réservé aux plus fortunés, nous le souhaitions depuis longtemps. L'Etat et la Caisse des Dépôts, avec les actionnaires de Bpifrance, nous ont suivi, et il a été porté politiquement et très médiatisé. Tout le monde a pu souscrire. Et nous, salariés de Bpifrance, n'avons eu aucun avantage particulier par rapport aux autres souscripteurs. Nous avons participé à l'opération car la moindre des choses quand vous proposez aux Français de prendre un risque est de le prendre avec eux. 4.000 personnes au total ont apporté leur épargne et, même s'il s'agit d'un investissement risqué et que l'on peut perdre la totalité de sa mise, jusqu'à présent, la performance du fonds est bonne. La Cour des Comptes a mentionné que le risque pénal de prise illégale d'intérêt avait été analysé mais qu'il est inexistant. Nous sommes sereinement à la disposition du PNF, en rappelant qu'il s'agit d'un signalement, pas d'une incrimination.
Vous dirigez Bpifrance depuis dix ans. Votre rôle dépasse, on le voit, celui de simple banquier. La politique ne vous a-t-elle jamais tenté ?
J'en fais d'une certaine manière. Certes je ne fais pas campagne, mais je bats la campagne. Le rôle des dirigeants est toujours un peu politique, même s'ils n'ont pas l'onction électorale. J'ai toujours considéré qu'il y avait un continuum entre des fonctions exécutives de direction d'une grande organisation et celles de transformation du pays. Je pense que c'est nécessaire et même un devoir pour les dirigeants de parler aux Français, pour expliquer, pour encourager. Cela fait partie des missions de Bpifrance telles que je les conçois.
Quels seraient vos invités dans un dîner parfait (personnages morts ou vivants) ?
Des artistes et des entrepreneurs. J'ai un profond respect pour les uns comme les autres, petits et grands.
En quoi aimeriez-vous être réincarné ?
En oiseau.
Qu'aimeriez-vous comme épitaphe ?
Pas d'épitaphe.
Et si c'était à refaire, quel métier aimeriez-vous exercer ?
Entrepreneur.
De quoi rêviez-vous enfant ?
Je rêvais d'être en bonne santé car j'étais très asthmatique et j'étouffais. Ensuite, j'ai longtemps rêvé d'être artiste.
Où aimeriez-vous être en 2027 ?
Mon mandat vient d'être renouvelé, je serai à Bpifrance.