"La globalisation contribue à l'impuissance du politique" (Branko Milanovic)

INTERVIEW. L'économiste américain Branko Milanovic explique dans son ouvrage "Inégalités mondiales" (éd. de la Découverte), devenu un classique dans de nombreux pays et qui vient juste d'être traduit en français, les répercussions désastreuses de la montée des inégalités. Après avoir passé plusieurs décennies à décortiquer les données de plus de 130 pays, l'ex-économiste en chef de la Banque mondiale rappelle que les grands gagnants de la mondialisation sont les plus hauts revenus des pays développés et les classes moyennes des pays émergents. À l'inverse, les classes moyennes des pays occidentaux apparaissent comme les grands perdants.
Grégoire Normand
Branko Milanovic, économiste américain.
Branko Milanovic, économiste américain. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Quelle est la genèse de votre ouvrage sur les inégalités qui sont devenues un thème au cœur du débat économique ?

BRANKO MILANOVIC - Cela fait 30 ans que je travaille sur les inégalités à l'échelle mondiale. C'est une idée qui m'est venue quand je travaillais dans le département de recherche de la Banque mondiale. Des chercheurs de ce département travaillaient sur cette fameuse ligne de pauvreté dans le monde avec un dollar par jour. Ce qui m'a frappé au début c'est que beaucoup d'enquêtes sur les ménages existaient. La difficulté était de pouvoir les regrouper avec des ajustements en parité de pouvoir d'achat pour avoir une vision mondiale. J'ai fait une proposition en 1995. À l'époque, cela n'avait suscité aucun intérêt. Durant mon expérience à la Banque mondiale, c'était presque « une guérilla » à cause des difficultés de financement du projet.

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Courbe de l'éléphant

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Quels sont les principaux enseignements que vous avez tirés de votre fameuse courbe de l'éléphant sur la période 1988-2008 ? Est-ce que les choses ont vraiment changé aujourd'hui?

Il y a trois principaux enseignements à retenir de cette courbe. Le développement économique de la Chine a permis de faire progresser la classe moyenne chinoise sur les trois dernières décennies. Il n'y a pas eu de fortes croissances des revenus parmi les classes moyennes inférieures et les catégories modestes aux États-Unis et en Europe. Enfin, le graphique indique que le Top 1%, qui correspond aux gens les plus riches en Europe, aux États-Unis, au Japon, a connu une période très faste.

Du point de vue des pays occidentaux, cette courbe dessine plusieurs options pour les gouvernements. Dans le cas de Donald Trump, c'est une manière de justifier sa politique menée contre la mondialisation, de faire la guerre commerciale. L'autre voie possible est que les pays peuvent faire aussi de la redistribution et une meilleure répartition entre les classes aisées, ceux qui ont vraiment profité de la mondialisation et les laissés-pour-compte.

Quels ont été les gagnants et les perdants de la mondialisation sur les 30 dernières années ?

Une bonne partie de la classe moyenne mondiale a été relativement gagnante. Elle représente environ 1,5 milliard de personnes. Les personnes au sommet ont été également favorisées ces dernières années. Les 10 % les plus pauvres ont en revanche peu gagné avec des revenus inférieurs à deux dollars par jour. Certes, cette catégorie était beaucoup plus large par le passé mais j'ai peur que ce groupe ne diminue plus en raison des conflits, de la sécheresse, ou du dérèglement climatique. En termes absolus, ce graphique indique que les grands gagnants sont les plus riches.

L'évolution des inégalités a-t-elle contribué à la montée des populismes ?

Il est difficile de nier le rôle des inégalités dans la montée des populismes. En tant qu'économiste, il y a une évidence circonstancielle qui semble suggérer que les classes moyennes ont subi une période néfaste. Cette période a créé un malaise économique dans ces catégories. Ces malaises sont également exprimés contre les flux migratoires et contre les élites. Au fond de ces problèmes, je pense que, au-delà des inégalités, il y a un manque d'augmentation des revenus de certains groupes tandis que les catégories aisées ont pu bénéficier de la mondialisation.

La transformation du capitalisme a-t-elle contribué à accroître les inégalités ?

Je travaille actuellement sur un ouvrage qui distingue plusieurs formes de capitalisme. Dans la vision classique du capitalisme de David Ricardo ou de Karl Marx, il n'y a pas de redistribution de revenus interpersonnelle. Ce sont des redistributions fonctionnelles. Si vous êtes capitaliste, vous êtes riche. Si vous êtes ouvrier, vous n'avez pas de revenus issus du capital.

Depuis, le capitalisme a bien changé. Il y a un capitalisme « social-démocrate » dans lequel le rôle de l'éducation et celui de l'État providence et l'augmentation du niveau d'éducation permettent aux personnes de tirer des revenus issus du travail et d'intégrer les catégories aisées. Dorénavant, nous sommes dans un capitalisme plus libéral où la nature du travail a véritablement changé avec le déclin des méthodes fordistes. Les services ont pris de l'ampleur dans l'économie avec des équipes plus petites. Cela a rendu le syndicalisme beaucoup plus difficile à organiser.

« La libre circulation des capitaux, qui existait moins dans les années 1960 et 1970, a contribué à la perte de contrôle »

Dans son dernier ouvrage intitulé Il faut dire que les temps ont changé. Chronique (fiévreuse) d'une mutation qui inquiète (éd. Albin Michel), l'économiste Daniel Cohen affirme que la révolution conservatrice de la fin des années 1970 et du début des années 1980 avait contribué à l'explosion des inégalités. Quel est votre sentiment à l'égard de cette période ?

Il y a une forme de consensus autour de trois facteurs : la technologie, la mondialisation et les politiques. La mondialisation découle d'un choix politique surtout quand Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont adopté ce processus. Aujourd'hui, la mondialisation limite les choix politiques. La libre circulation des capitaux, qui existait moins dans les années 1960 et 1970, a contribué à la perte de contrôle. Il y a également une perte de contrôle des travailleurs. La globalisation a contribué à créer une petite catégorie de personnes très mobiles que l'on retrouve dans les mêmes villes et les mêmes grandes entreprises. Il y a des études qui montrent que ce ne sont pas seulement des expatriés, les différences de salaires au sein de cette population sont très faibles. La globalisation contribue à l'impuissance du politique.

Après plusieurs mois de mobilisation, le nombre de manifestants des « gilets jaunes » semble s'essouffler. Pour autant, les problèmes sont loin d'être réglés. Comment analysez-vous ces protestations ?

Cette partie de la population française qui a protesté se sent ignorée par les élites. Le recul des services publics par exemple a contribué à alimenter la perte de contact entre ces populations et l'État. En revanche, les demandes des « gilets jaunes » paraissent beaucoup moins claires.

Quelles réponses peut-on apporter à ces revendications ?

Il est difficile d'apporter des solutions mais on peut essayer de changer d'approche. Dans le capitalisme social-démocrate, les gouvernements ne touchent pas ou très peu aux dotations. Il existe une fiscalité et des transferts sociaux qui permettent une répartition des revenus. Je pense qu'il faut repenser ce système de répartition. Au lieu de se concentrer sur de nouvelles taxes, il faut mieux se concentrer sur la diminution des inégalités au niveau des dotations. Il faut donner accès aux meilleures écoles dans les mêmes conditions pour tout le monde. En France, cette question est moins au centre des débats. Aux États-Unis, le scandale qui vient d'éclater [plusieurs familles américaines sont actuellement accusées d'avoir versé des pots-de-vin pour assurer à leurs enfants une place dans une prestigieuse université, ndlr] illustre ce problème. N'importe qui peut être diplômé. Les entrées dans les grandes écoles sont contrôlées par les grandes fortunes.

Actuellement, de nombreuses mobilisations contre l'inaction des États face au dérèglement climatique s'organisent. Le changement climatique ne risque-t-il pas de faire exploser les inégalités entre les pays du Nord et les pays du Sud ?

Il me semble que les pays du Nord seront les gagnants. Pour le Canada, la Russie, le changement climatique pourrait être favorable sur le plan économique. En revanche, la situation des pays du Sahel et de la corne de l'Afrique devrait s'aggraver. Au niveau des migrations, il est actuellement difficile de mesurer les flux liés au dérèglement climatique. Les flux migratoires sont actuellement plus motivés par la pauvreté en Afrique, les conflits. Peut-être que dans le futur, le changement climatique pourrait devenir un motif plus important. Les manifestants n'ont pas forcément une idée très claire des choses qu'ils voudraient changer. Notre civilisation est beaucoup orientée vers la consommation. Les manifestants eux-mêmes sont des consommateurs de produits parfois bon marché qui sont fabriqués dans des pays pauvres.

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Inégalités mondiales, Branko Milanovic

Branko Milanovic, "Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l'égalité des chances", éditions de La Découverte, 2019, 288 pages, 22 euros.

Grégoire Normand
Commentaires 2
à écrit le 24/03/2019 à 9:24
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Plus l'argent est roi et plus les politiciens leurs sont soumis légalement et illégalement c'est logique.

à écrit le 23/03/2019 à 12:53
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Cette théorie est intéressante et réaliste. Elle a l'avantage de nuancer notablement le mythe d'une mondialisation heureuse pour tous. Le récent roman "Mémoires d'un seigneur de la mondialisation" est inspiré du même constat et il le traite d'une m...

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