Pénurie de masques, absence de gel hydroalcoolique, guerre des vaccins... depuis plus d'un an, la pandémie a jeté une lumière crue sur les failles et les vulnérabilités du modèle français, pointées par de nombreux experts et scientifiques. L'absence de stocks suffisants de masques de protection pour le personnel soignant et la population en général, les déboires de l'industrie pharmaceutique pour fournir des médicaments de base ont révélé les limites de la stratégie de l'État de déléguer une grande partie de la production de produits critiques à l'étranger. En outre, le commerce international à très grande échelle et la fragmentation exacerbée des chaînes de production rendent la France et l'Europe très dépendantes du monde entier.
En faisant trembler les économies nationales, la pandémie a profondément bouleversé le fonctionnement du commerce mondial basé sur les règles de l'OMC. Beaucoup de grands pays, dont les Etats-Unis, ont rapidement mis en place des mesures de restriction pour l'exportation de biens servant à lutter contre la pandémie comme les vaccins, les aspirateurs. La plupart des Etats ont apporté des réponses sanitaires désordonnées en passant outre les institutions multilatérales, même dans l'Union européenne.
Face à toutes ces difficultés, deux économistes, Isabelle Méjean et Xavier Jaravel, ont travaillé sur une stratégie de résilience dans une note du conseil d'analyse économique dévoilée ce jeudi 22 avril.
"Après les premiers mois de la crise sanitaire, les débats ont fait émerger le thème de la résilience dans la mondialisation. Le plan de relance a également évoqué la notion de souveraineté. Nous avons tenté d'élaborer des pistes de politique économique pour cette résilience. Jusqu'à maintenant, les mesures d'urgence ont cherché à soutenir les secteurs en difficulté. La seconde phase du plan de relance pourrait entraîner des changements structurels de l'économie française. Il s'agit avant tout de cibler certains secteurs dans cette stratégie de résilience. Pour rendre opérationnel ce ciblage, les outils statistiques permettent de fournir des critères objectifs de vulnérabilité" a expliqué Isabelle Méjean, professeure à Polytechnique.
Le thème de la souveraineté économique qui est revenu au centre des débats dans le contexte de la crise sanitaire pourrait faire un flop si cette stratégie n'est pas élaborée à l'échelle de l'Union européenne.
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600 produits proviennent d'un petit nombre de pays fournisseurs
Les deux chercheurs ont passé au crible les statistiques des douanes françaises pour identifier les produits les plus vulnérables. Sur les 10.000 produits importés par la France chaque année, 2.600 proviennent de pays extérieurs à l'Union européenne et 600 sont issus d'un très petit nombre de pays fournisseurs. Enfin 120 produits sont concentrés auprès d'un très faible nombre d'entreprises importatrices.
Si des difficultés apparaissent sur un système productif à l'étranger ou des conflits géopolitiques enveniment les relations avec ce pays, la France peut se retrouver rapidement en situation de fragilité. "Les principales vulnérabilités sont liées au mode de production globalisé. Les chaînes de valeur représentent la majorité du commerce international. Cette organisation de la production permet des gains de productivité (coût de production, efficacité) et des gains de pouvoir d'achat. La contrepartie de cette organisation est qu'elle conduit à des vulnérabilités. Elle entraîne une très grande interdépendance, notamment dans l'industrie automobile. Pour produire dans ce type de chaîne de valeur avec très peu de stocks, il faut avoir une très grande synchronisation au niveau de tous les points de production. C'est un système efficace mais très vulnérable" a déclaré Isabelle Méjean. A partir de la typologie précitée, les deux économistes suggèrent trois axes de développement :
- diversifier les sources d'approvisionnement pour être moins dépendant de quelques pays ou quelques entreprises;
- le stockage de produits critiques;
- l'innovation dans des secteurs clés "dans lesquels la France est bien positionnée pour avoir un leadership technologique mondial. En plus des secteurs d'excellence historiques de la France comme les technologies du nucléaire et de l'aéronautique, la présence de la France dans d'autres segments technologiques pourrait être consolidée, notamment les véhicules autonomes (navigation, reconnaissance d'obstacles...), les logiciels de conception assistée par ordinateur, ainsi que la transmission de données".
Des "stress tests" pour évaluer les chocs
La libéralisation des échanges de biens et services et des mouvements de capitaux depuis plusieurs décennies rend difficile l'évaluation des répercussions d'un choc sur un système économique. Afin de mieux appréhender ces possibles conséquences, les deux économistes proposent d'élaborer "des « stress tests » du réseau productif aux niveaux national et européen pour identifier les vulnérabilités d'approvisionnement, selon les facteurs de risque identifiés par un comité multidisciplinaire". A partir des immenses bases de statistiques européennes, ces simulations de transmission des chocs doivent permettre de dresser une cartographie plus précise des risques et des vulnérabilités à l'échelle du continent. "Il s'agit d'avoir d'une cartographie des vulnérabilités et un modèle théorique qui permet de mieux comprendre la transmission d'un choc en s'inspirant des tests menés dans le secteur bancaire" ajoute Isabelle Méjean.
Coordonner les plans de relance dans la zone euro et cibler la relocalisation
La pandémie a exacerbé les tensions entre les États européens au printemps 2020 sur le front sanitaire. L'absence de réponses coordonnées a renvoyé l'image d'un continent fragmenté par des années de crise économique. Si les Etats sont parvenus à s'entendre sur un plan de relance de l'ordre de 750 milliards d'euros à l'été après d'âpres négociations, la mise en oeuvre de cet arsenal budgétaire est encore loin d'être actée. La cour allemande de Karlsruhe vient de donner un feu vert à la ratification de ce plan, mais cet avis est provisoire. En outre, seuls 17 pays ont ratifié le plan de relance et l'objectif de ratification par les 27 d'ici le 30 avril paraît encore loin. "En sortie de crise, la coordination des plans de relance constitue un levier macroéconomique important pour augmenter la compétitivité et in fine la résilience. En effet, dans l'union monétaire, avec un solde courant globalement positif, le taux de change de l'euro reste fort et les problèmes de compétitivité des pays en déficit commercial ne se résorbent pas," précisent les deux économistes. Une meilleure coordination devrait "permettre de réduire les déséquilibres des balances courantes, en encourageant une politique budgétaire plus accommodante dans les pays en fort excédent" ajoutent-ils.
Mettre une taxe carbone aux frontières
La globalisation des échanges a entraîné une hausse des émissions de CO2 qui ne sont pas forcément prises en compte dans le prix des produits. En effet, beaucoup de ces émissions sont liées aux importations. Beaucoup d'ONG pointent l'absence de prise en compte de ces externalités négatives par les Etats et réclament la mise en oeuvre de mesures plus drastiques au nom de la lutte contre le changement climatique. Les deux économistes du conseil d'analyse économique préconisent notamment d'instaurer une taxe carbone aux frontières de l'Union européenne.
Ce dispositif pourrait obliger les compagnies en dehors de l'UE à acheter des droits à polluer sur un marché du carbone. En outre, cette initiative devrait limiter la délocalisation d'industries polluantes européennes vers des pays aux normes moins exigeantes.
"Il faut intégrer les externalités environnementales et sociales induites par la mondialisation dans la stratégie de résilience. L'efficacité du système de taxe carbone reste pour l'instant limitée avec l'exemption du transport aérien. Il faut élargir le marché carbone à d'autres secteurs comme celui des transports" a indiqué Xavier Jaravel.
Sur le front social, les instruments au niveau européen pour soutenir les personnes qui ont perdu leur emploi sont relativement restrictifs. Les experts du conseil d'analyse économique plaident pour une hausse des moyens du fonds d'ajustement à la mondialisation "inopérant aux destructions d'emplois liés au commerce international" selon Isabelle Méjean.
"D'un côté, la mondialisation permet des gains de pouvoir d'achat mais aussi des destructions d'emplois et des restructurations. Si l'on prend l'exemple de la Chine, le gain de pouvoir d'achat est de 30 milliards d'euros pour les Français chaque année grâce au commerce avec la Chine. A l'inverse, 100.000 emplois sont détruits. Il s'agit de mieux accompagner les pertes d'emplois grâce à l'amélioration du fonds européen d'ajustement à la mondialisation en élargissant ses critères d'éligibilité" ajoute Xavier Jaravel.
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