Plateformes de livraison : le salariat ou rien ?

ENQUÊTE. Deliveroo, Uber Eats, Just Eat Takeaway... Les noms de ces plateformes sont devenus familiers depuis la pandémie et ses confinements, grâce à leurs intrépides livreurs de repas. Mais les conditions de travail de ces jeunes auto-entrepreneurs employés par de nombreuses plateformes numériques sont dénoncées vigoureusement. Sont-ils les symboles de ce nouvel esclavagisme moderne de l'économie numérique que dénoncent certains ? Le salariat serait-il comme la solution pour ce secteur en pleine croissance. Pas si simple.
(Crédits : Reuters)

Mardi 19 avril 2022. La plateforme de livraison Deliveroo est condamnée par le tribunal judiciaire de Paris, pour la première fois au pénal pour "travail dissimulé". 375.000 euros: l'entreprise a écopé de l'amende maximale pour avoir employé des livreurs sous le statut d'indépendants alors que, selon l'accusation, elle aurait dû les salarier. "Un colosse met un genou à terre", commentait alors Jérôme Pimot, porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de plateformes (CLAP). C'était une victoire pour tous les défenseurs du salariat comme remède à la précarité. Car pour mettre fin à ce que certains assimilent à "l'esclavage des temps modernes", il faudrait passer au statut de salarié, le Graal sur le marché du travail.

En parallèle, la seule plateforme qui avait fait le choix de salarier ses coursiers en France, Just Eat Takeaway, annonce fin juillet un plan social. Une déconvenue pour celle qui, début 2021, disait vouloir employer 4.500 livreurs en CDI. Finalement, les effectifs début 2022 n'atteignaient que 800 salariés. Loin du compte. Aujourd'hui, avec son plan social, elle licencie 350 de ses livreurs, soit 44% des effectifs. L'expérience n'aura donc pas duré longtemps. Salariat et plateformes de livraison seraient-ils incompatibles ?

Les spécificités du modèle économique des plateformes

Depuis 2015, ce sont des livreurs d'un nouveau type qui déambulent à toute vitesse dans les rues de Paris. Arnachés d'un sac siglé Deliveroo, Uber Eats, Stuart ou encore Foodora, ils essaiment progressivement sur tout le territoire national, s'imposant dans notre quotidien et dans l'espace urbain. Certains noms disparaissent, comme Foodora, car la concurrence est rude sur ce marché et la concentration rapide. Trois plateformes finissent par s'imposer : Uber Eats, Deliveroo et Just Eat Takeaway.

Elles ont connu un essor fulgurant, amplifié par la crise sanitaire du Covid-19, qui a obligé des millions de personnes à rester confinées pendant de longues périodes.

« Entre 2018 et 2020, le marché a fait un bond en valeur de plus de 50% et, fin 2020, le marché pesait 5 milliards d'euros. Côté demande, l'usage de ces plateformes s'est généralisé chez les moins jeunes, et s'est étendu géographiquement. Conjointement, du côté de l'offre, le marché a connu une forte accélération : beaucoup de restaurants et de chaînes se sont inscrits sur ces plateformes pendant le confinement", explique Florence Berger, directrice associée du cabinet Food Service Vision.

C'est un marché complexe et original, "à la fois marché de produits et marché du travail", expliquent Anne Aguilera, Laetitia Dablanc et Alain Rallet, les auteurs d'une enquête sur les livreurs micro-entrepreneurs à Paris, publiée en 2018 et intitulée L'envers et l'endroit des plateformes de livraison instantanée. Car ce marché est "triface" : les plateformes, emblématiques de la numérisation et de la tertiarisation de nos économies, servent d'intermédiaires entre 3 types d'acteurs, à savoir les restaurateurs, les livreurs et les consommateurs.

Revenus faibles

Avec un modèle économique compliqué : d'un côté, des coûts de développement élevés pour les algorithmes, auxquels s'ajoutent de fortes dépenses marketing pour se faire connaître et se différencier des concurrents. Pour couvrir ces dépenses, les plateformes font appel à des fonds d'investissement et des levées de fonds successives. De l'autre côté, des revenus faibles, issus des commissions prises aux restaurateurs, aux alentours de 20%-30%, et des prix dérisoires payés par les consommateurs.

Ce que donne l'équation ? "Une rentabilité structurellement problématique qui conditionne la situation faite aux livreurs", expliquent A. Aguilera, L. Dablanc et A. Rallet. De fait, "le salariat n'est pas compatible avec le modèle économique du secteur tel qu'il est aujourd'hui", constate l'économiste Alain Rallet.

La question du salariat n'apparaissait pas jusqu'à récemment comme prioritaire. En effet, une grande partie des livreurs ne s'y intéressait pas. A cela plusieurs raisons : il y a cinq ans, les livreurs estimaient gagner correctement leur vie. Avant l'instauration du free shift (le morcellement imposé de la journée de travail), "c'était un métier dont on était fier", explique Yohann Taillandier, secrétaire général du syndicat CGT-SLUT.

"Les plateformes étaient en quelque sorte contraintes de soigner leurs livreurs" pour les fidéliser, explique l'économiste Alain Rallet. Deliveroo garantissait ainsi un seuil minimum par course. C'est dû à l'effet réseaux : plus il y a d'inscrits sur la plateforme (livreurs et restaurateurs), plus le réseau est important, plus il est intéressant pour le consommateur d'y faire appel.

Désenchantement

La fierté a laissé place au désenchantement. A leurs débuts, les plateformes attiraient une population de sportifs pour beaucoup étudiants pour qui être livreur était un à-côté ludique et stimulant. "La majorité des coursiers déclarent être des « passionnés de vélo », voire avoir été socialisés au vélo dans leur famille et adhérer à une « culture du vélo ». Le travail est alors considéré comme un plaisir. Le statut d'auto-entrepreneur est alors vu comme une manière d'exercer un loisir rémunéré", explique Chloé Lebas dans Carrières d'auto-entrepreneurs et rapport critique au travail : comment les coursiers à vélo font émerger des contestations, une enquête réalisée sur un petit échantillon de livreurs lillois et publiée en 2019, à une époque où peu de sociologues se penchaient sur la question.

Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. C'est majoritairement une population de travailleurs précaires, étrangers - pour certains sans papiers -, qui exerce à temps plein. Cela représenterait un peu plus de 60.000 livreurs à vélo (parmi une population totale de travailleurs indépendants tous métiers confondus évalués à 415.000 personnes, soit presque 3 fois plus qu'il y a cinq ans, selon le Palmarès des plateformes, note d'analyse du député de Paris Mounir Mahjoubi). Le phénomène de sous-location de comptes empêche par ailleurs d'avoir des chiffres exacts.

Ces livreurs attendent des heures durant pour une seule commande, ils sont sur le qui-vive midis et soirs : sur deux heures, parfois trois heures de mobilisation, seules les trente minutes passées entre le restaurant et le domicile du consommateur seront rémunérées, jamais le temps d'attente... une précarité que les confinements successifs ont en grande partie rendu visible. Cependant, si les caractéristiques sociologiques des livreurs et leurs conditions de travail ont changé, l'attachement au statut d'auto-entrepreneur résiste.

Nombre d'opérateurs de plateformes insistent sur ce point. Chez Uber Eats France, Manon Guignard, responsable de la communication, affirme ainsi :

« Dans le cadre de la Troisième consultation nationale des livreurs (novembre 2021), 86% des livreurs indiquent choisir d'utiliser l'application Uber Eats pour la flexibilité et la liberté de connexion proposées. »

Certaines enquêtes corroborent les résultats de cette consultation. Ainsi à l'échelle locale d'abord, sur Paris et sa petite couronne : "Les réponses de l'enquête sont très claires, au moins la moitié souhaite rester auto-entrepreneurs", relève la chercheuse Laetitia Dablanc. Certes, ils souhaitent être mieux payés, "mais absolument pas devenir salariés", soutient François Hurel, président du syndicat l'Union des auto-entrepreneurs.

Attachés à la flexibilité

Une tendance confirmée à l'échelle internationale. Selon l'étude de la Copenhagen Economics, menée auprès de 16.000 livreurs européens, "69% des sondés sont attachés à la flexibilité, et ne l'abandonneraient pas, même en échange d'une rémunération plus élevée de 15%."

En réalité, les revendications des travailleurs portent moins sur des questions de statuts que de rémunérations et de conditions d'exercice.

Toutefois, Yohann Taillandier, secrétaire général de la CGT-SLUT, qui milite pour la salarisation, nuance le résultat de ces sondages qui, selon lui, présentent un biais dû en grande partie au fait que les livreurs connaissent mal les avantages du statut de salarié. Ils n'ont pas de point de comparaison, c'est souvent leur première expérience professionnelle : "Ils pensent que c'est autoentrepreneur ou rien."

Cet attachement à la flexibilité se double d'un renforcement de l'individualisme, dû à la nature même de l'activité, qui favorise la compétition, la concurrence entre livreurs. En effet, pour tirer leur épingle du jeu, ces jeunes doivent se faire stratèges et avoir une fine connaissance de l'espace urbain pour optimiser leurs déplacements au-delà des possibilités du GPS, ce qui favorise une mentalité individualiste. Revers de la médaille, cette compétition frénétique crée aussi un climat de défiance et de tension. Pour autant, malgré tous les obstacles apparents, les livreurs ont su se mobiliser à de nombreuses reprises pour faire valoir des revendications communes. Par exemple, aujourd'hui, beaucoup souhaitent l'instauration de barrières à l'entrée pour limiter leur nombre et éviter l'épuisement.

De fait, la question du salariat n'a émergé que tardivement, surtout parce qu'elle a été mal posée ou sous la forme d'une alternative caricaturale -salariat vs esclavagisme-, qui occulte une compréhension de l'ensemble du mécanisme de l'activité.

Jérôme Pimot, porte-parole du CLAP, a parlé à plusieurs reprises dans les médias d'"esclavagisme", en considérant non sans raison que les livreurs étaient les exploités du système : ils sont contraints de prendre tous les risques pour des sommes dérisoires qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, ils roulent jusqu'à épuisement voire jusqu'à l'accident comme le rappelle l'actualité régulièrement ; s'ils se blessent ou tombent malades, aucune protection ne leur est offerte ; ils sont déconsidérés dans leur travail. Des maux auxquels remédierait le salariat, selon lui.

Bruxelles en faveur du salariat

Il n'est pas le seul. Ainsi la Commission européenne travaille sur une directive qui fait primer le salariat. Le texte est en discussion. Dans ce cas, "même avec cette réglementation et s'il y a eu véritable création d'un marché et d'une demande, les entreprises ne vont pas s'en détourner, elles s'adapteront. Elles devront se recomposer et réorganiser le travail, pour devenir plus efficientes", explique l'économiste Alain Rallet.

Ce marché est en effet en train d'atteindre une certaine taille et de devenir mature. La pandémie a permis à ces plateformes de conquérir de nouveaux consommateurs, dont une majorité devrait continuer à les utiliser par habitude. "A long terme, l'usage devrait progresser. D'une part, l'ensemble de la France n'est pas encore couverte. D'autre part, les plateformes sont en train de diversifier leur offre. Elles livrent d'autres produits de consommation pour consolider leur maillage territorial, faire consommer plus, et convertir des consommateurs à la livraison de repas", explique Florence Berger.

Et si aucune directive promouvant le salariat n'est adoptée, il faudra néanmoins trouver une voie intermédiaire car "les heures de travail augmentent mais pas les rémunérations", pointe la chercheuse Laetitia Dablanc, pour qui cette situation "ne pourra pas continuer trop longtemps", ne serait-ce que pour des questions d'image, qui sont vitales pour ces plateformes.

Cette voie intermédiaire passera par un compromis où les restaurateurs et les consommateurs doivent faire un effort financier pour bénéficier du service de livraison. Selon une enquête Ifop publiée en juin dernier, 80% des utilisateurs de plateformes se disaient prêts à payer plus pour améliorer les conditions de travail et les rémunérations des livreurs.

Pragmatisme coopératif

Signe que la prise de conscience progresse, certains se sont déjà organisés pour apporter une réponse. A l'exemple de la coopérative Naofood qui s'est créée en 2019, à Nantes.

Certes, réalité économique du secteur oblige, elle a dû passer de 10 salariés pour 25 auto-entrepreneurs à ses débuts, à 4 salariés pour 30 auto-entrepreneurs. Toutefois, les conditions d'exercice du métier sont différentes de celles imposées par les multinationales.

Dans cette petite structure, "les décisions sont prises démocratiquement et les relations humaines priment. Les auto-entrepreneurs bénéficient de certains avantages : puisqu'il est illégal d'imposer le port du casque, on y incite avec des petits bonus pour ceux qui le portent. Quand quelqu'un se blesse, il travaille sur de l'administratif et est donc rémunéré. Par exemple, un livreur qui s'était cassé les côtes a pendant un temps géré le dispatch (la répartition des livraisons) : il attribuait les commandes, puisque nous n'avons pas d'algorithme pour le faire", explique Guillaume Blanchet.

L'avenir dira si cet exemple de pragmatisme coopératif pourra se développer en un corpus de nouvelles pratiques éthiques plus exhaustif et transposable à plus grande échelle.

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