Pays modèle jusqu'ici de l'Union européenne, l'Allemagne va-t-elle devenir "l'homme malade" de l'Union européenne ? On pourrait le penser au regard des perspectives sombres de l'économie. Avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie et les sanctions occidentales contre Moscou qui ont suivi, le Conseil des experts allemand vient de réviser amplement à la baisse son estimation de croissance de 4,6% à 1,8% pour 2022, et à la hausse sa prévision de l'inflation de 2,6% à 6,1%.
Mais, au-delà de ces données, c'est la dépendance énergétique de l'Allemagne à la Russie gouvernée par Vladimir Poutine qui plombe la première économie européenne. Outre Rhin, le bilan des 16 années passées au pouvoir d'Angela Merkel soutenue par une majorité d'Allemands fait l'objet d'une évaluation critique. Avant l'invasion, 45% de ses importations de gaz, 47% de celles de charbon, et de 25% à 30% de celles de pétrole venaient de Russie. Cette absence de diversification résulte en effet des choix de la chancelière. Après la catastrophe de Fukushima, Angela Merkel a décidé l'arrêt du nucléaire et miser sur les énergies renouvelables (éolien et solaire) en vue d'une éventuelle coalition avec les Verts. Elle a également approuvé et soutenu le projet à 10 milliards d'euros du gazoduc de Nord Stream 2, permettant d'augmenter les livraisons de gaz en évitant de traverser l'Ukraine, de même qu'elle a annulé les projets d'infrastructures de GNL. "Le monde constate que la stratégie allemande a engendré un désastre politique", tacle dans une tribune intitulée "Le fiasco énergétique allemand", l'ancien président de l'institut Ifo, l'économiste Hans-Werner Sinn.
Positions divergentes au sein du gouvernement allemand
Les prochaines semaines pourraient en effet s'avérer difficiles pour l'économie allemande et susciter un débat dans le pays. Depuis la révélation, samedi, des atrocités commises sur la population civile et attribuées à l'armée russe dans la ville de Boutcha, dans la périphérie de Kiev, une nouvelle vague de sanctions de l'Union européenne est à l'étude portant sur les importations d'hydrocarbures russes. "Nous travaillons tous les jours à mettre en place les préconditions et les étapes vers un embargo (des énergies fossiles) et c'est aussi, de mon point de vue et de celui du gouvernement fédéral, la bonne approche et celle qui pénalise Poutine chaque jour", a indiqué le ministre allemand de l'Economie, Robert Habeck. De son côté, sa collègue de la Défense, Christine Lambrecht, ciblait spécifiquement le gaz tandis que ce lundi, Emmanuel Macron, qui assure la présidence du Conseil de l'Europe, n'évoquait que le charbon et le pétrole. Avant la réunion à Bruxelles avec ses homologues européens ce lundi, le ministre allemand des Finances, Christian Lindner, se voulait plus prudent : "Nous devons envisager de dures sanctions, mais à court terme les livraisons de gaz russes ne sont pas substituables" et les interrompre "nous nuirait plus qu'à la Russie". Signe qu'au sein de la coalition allemande SPD-Verts-Libéraux, les positions ne sont pas alignées.
La vente de ces hydrocarbures à l'Europe, et à l'Allemagne en particulier, constitue la principale source de revenus pour la Russie qui s'élevait avant l'invasion à quelque 1 milliard d'euros par jour. Depuis le début du conflit, le 24 février, quelque 19 milliards d'euros ont été versés à ce jour à la Russie, selon le CREA. Ces sommes contribuent au soutien de la guerre, comme le martèle depuis des semaines le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui demande l'arrêt des importations. Et même si le gaz continue à être livré, les pays Baltes - Lettonie, l'Estonie et la Lituanie - ont pour leur part décidé de couper les livraisons de gaz russe dès ce lundi.
Le ralentissement de l'activité est déjà à l'œuvre
L'enjeu est de taille pour Berlin alors que le ralentissement de l'activité est déjà à l'œuvre. "La situation serait encore pire si les importations ou les livraisons de pétrole et de gaz naturel russes devaient être interrompues. Une récession importante en Allemagne serait alors pratiquement inévitable", a mis en garde le président du directoire de Deutsche Bank, Christian Sewing, également président de la fédération bancaire allemande BDB, qui jusqu'alors tablait sur une croissance de 2% pour cette année. Il a averti que, dans un tel cas, "la question des mesures d'aide publique aux entreprises et aux secteurs deviendrait alors encore plus urgente".
Outre Rhin, une large part de l'économie est fondée sur les exportations, notamment celles de ses PME. Or, la crise sanitaire et les limites de la reprise générées par les goulots d'étranglement dans les chaînes d'approvisionnement de matériaux de base et de biens intermédiaires ont pénalisé lourdement le secteur manufacturier. Ainsi, en 2021, le PIB de la première économie de la zone euro n'avait augmenté que de 2,9%, tandis que celui de la France s'affichait à + 7%, l'Italie à + 6,6% et l'Espagne à +5%.
"En 2021, l'activité industrielle avait pâti de la hausse des prix d'intrants, des retards de livraisons, ou de la pénurie de certains biens intermédiaires. Il était anticipé que ces problèmes iraient en diminuant avec le reflux mondial de la pandémie. Cette hypothèse a pris du plomb dans l'aile. Primo, la pandémie n'est pas finie. La Chine continue d'imposer des confinements locaux selon les vagues de Covid, ce qui prolonge les perturbations de la logistique mondiale. Secundo, la crise russo-ukrainienne met en évidence certaines vulnérabilités de l'économie allemande", constate Bruno Cavalier, économiste chez Oddo BHF, dans une note d'analyse.
Pourtant, certains indicateurs s'amélioraient, comme celui du commerce extérieur. Selon les chiffres publiés ce lundi par l'office fédéral de la statistique, les exportations ont progressé en février de 6,4% par rapport au mois précédent alors que le consensus des économistes tablait sur 1,5%. De leur côté, les importations ont progressé de 4,5% contre un consensus qui anticipait 1,4%. L'excédent commercial est passé à 11,5 milliards d'euros en février, contre 9,4 milliards d'euros le mois précédent.
La guerre en Ukraine a cassé cette dynamique. La semaine dernière, le directeur général de BASF, le leader mondial de la chimie et gros consommateur d'électricité, évoquait déjà le scénario de la pire crise économique du pays depuis la Deuxième guerre mondiale, en en cas d'arrêt ou même de graves perturbations des livraisons d'hydrocarbures russes. Il mettait notamment l'accent sur les risques pour le tissu des PME qui fait la force de l'activité du pays. Or, comme le remarque Bruno Cavalier : "La production industrielle allemande dépend de la fluidité des échanges avec des pays qui sont limitrophes de la zone de guerre. Le cas du secteur automobile est emblématique", en rappelant que le stock d'investissement allemand dans ces pays d'Europe de l'est représente près de 100 milliards d'euros contre seulement environ 40 milliards d'euros pour la France.
Envolée de l'inflation
Outre l'activité, l'Allemagne doit faire face à une envolée de l'inflation. En mars, le taux sur un an s'est affiché à 7,3%, contre 4,5% en France. Ce lundi, la populaire chaîne de distribution Aldi a annoncé une hausse de 20% à 50% sur 400 de ses produits, "en raison de la hausse des coûts de production et des prix de l'énergie due à la guerre en Ukraine".
Face à cette envolée des prix promise à se poursuivre, la Banque centrale européenne (BCE), comme à son habitude, se montre prudente. Elle ne prévoit de commencer à relever ses taux qu'après avoir mis fin à son programme d'achats d'obligations sur les marchés au troisième trimestre de cette année, a répété samedi Isabel Schnabel, l'une des membres du directoire. "La vitesse de la normalisation dépendra des retombées économiques de la guerre, de la sévérité du choc d'inflation et de sa persistance", a-t-elle pronostiqué.
L'Allemagne a toutefois les moyens budgétaires pour faire face à ce choc. "En temps de crise (pandémie, guerre), il n'y a plus guère de réticence en Allemagne à utiliser de manière active l'outil budgétaire. Ce changement d'état d'esprit est amené à durer. Les annonces relatives à l'accroissement des dépenses militaires et à la transformation accélérée du mix énergétique ne s'accordent guère avec l'orthodoxie budgétaire qui a dominé dans la décennie post-crise financière. Des finances publiques solides n'assurent pas la sécurité énergétique et militaire mais elles facilitent le financement des investissements nécessaires pour les obtenir. C'est l'un des rares avantages comparatifs de l'Allemagne dans la crise actuelle", explique Bruno Cavalier, tout en avertissant que cette nouvelle orientation "peut certainement être payant à moyen-long terme, mais dans l'immédiat, le risque baissier sur l'activité n'est pas loin de créer les conditions d'une rechute en récession." L'Allemagne, longtemps réputée championne de la rigueur, pourrait donc bien devoir solder chèrement sa position à l'égard de Moscou.