Le dollar est de plus en plus chahuté, mais reste le maître du monde

DOSSIER MONDIALISATION- Si dans le cas de la Russie, la volonté de s'émanciper du billet vert relève de considérations géopolitiques comme l'ont montré les sanctions, pour nombre d'autres pays, qui ne se réduisent pas aux émergents, elle est plutôt motivée par une stratégie de diversification pour gérer le risque, que ce soit en matière de réserves, de taux de change et de commerce. Décryptage.
Robert Jules
(Crédits : Reuters)

A la mi-mars, analysant à chaud les conséquences de la guerre en Ukraine, le Fonds monétaire international (FMI) mettait en garde sur une modification fondamentale de l'ordre économique et géopolitique mondial. L'institution pointait notamment le changement dans le commerce de l'énergie, la reconfiguration des chaînes d'approvisionnement qui était déjà à l'œuvre depuis la pandémie du Covid-19 mais aussi la fragmentation des réseaux de paiements et l'évolution de la répartition des réserves de change de chaque pays où domine le dollar.

En effet, le blocage de quelque 300 milliards de dollars de réserves de la Russie par les pays occidentaux après celui des 9,5 milliards de dollars de réserves de l'Afghanistan ont fait prendre conscience aux pays émergents du risque de trop dépendre du billet vert.

Cette prise de conscience ne date pas de février dernier et elle n'a pas son origine dans les seules considérations géopolitiques. Selon les derniers chiffres du Fonds monétaire international (FMI), le dollar représentait à la fin de 2021 près de 59% des réserves mondiales de change (voir graphique). S'il reste majoritaire, sa part se réduit tendanciellement depuis 1999, où il représentait 71% des réserves de change mondiales. Si la création de l'euro a participé à cette baisse, elle ne s'y est pas substituée, la part de la monnaie unique passant de 19% à 21% durant cette période. Quant aux autres monnaies internationales de référence comme le yen et la livre sterling, leur part se réduit également légèrement.

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Reserves de changes

Diversification

C'est en réalité depuis 2010, après la crise financière mondiale de 2008 déclenchée aux Etats-Unis par les « subprimes », qu'un mouvement de diversification des réserves s'est amorcé au profit d'autres monnaies comme le dollar australien, le dollar canadien, le franc suisse, mais également le yuan (ou renminbi), la devise chinoise.

Entre 2020 et 2021, sa part a bondi de 23,7% Même si elle reste modeste, représentant à peine 2,8% des réserves mondiales fin 2021, elle devient de plus en plus une alternative au dollar et à l'euro, et pas seulement pour les pays émergents. « La Banque d'Israël a récemment dévoilé une nouvelle stratégie pour ses réserves qui s'élèvent à plus de 200 milliards de dollars. Depuis le début de l'année, elle a commencé à réduire la part des dollars pour augmenter ses allocations en dollar australien, en dollar canadien, en yuan et en yen dans son portefeuille », soulignait en début de mois l'économiste américain Barry Eichengreen, qui depuis 2011 a prédit le déclin du dollar dans son best-seller « Un privilège exorbitant ».

En effet, en 2021, les Etats-Unis ne représentaient en valeur que 8,1% du commerce international et 15,7% du PIB mondial contre respectivement 15% et 18,6% pour la Chine. Le rôle modeste du yuan ne reflète pas donc pas le poids économique de la deuxième puissance économique mondiale. La raison en est que la devise chinoise n'est pas une monnaie flottante sur le marché international des changes où la valeur est fixée par l'offre et la demande (c'était le cas du rouble jusqu'à l'invasion de l'Ukraine). Elle est fixée par la banque centrale de Chine qui exerce également un contrôle des capitaux, en fonction des intérêts de l'économie chinoise et de la conjoncture internationale. Concrètement, tout détenteur - pays ou entreprise - de yuans est constamment menacé par une dévaluation brutale et par la limitation d'utiliser librement cette monnaie pour les paiements.

Le recours au dollar mais canadien ou australien

Il n'en reste pas moins que le rôle croissant de la devise chinoise comme d'autres monnaies se joue au détriment du dollar. « Les monnaies d'économies plus modestes qui ne figuraient pas habituellement en bonne place dans les portefeuilles des réserves de changes, comme les dollars canadien et australien, la couronne suédoise ou le won sud-coréen, comptent pour trois quarts des devises qui se sont substituées aux dollars en 2021 », souligne Barry Eichengreen.

Toutefois, le choix du yuan se révèle également un choix politique. A la fin de 2021, deux mois avant la décision de Moscou d'envahir l'Ukraine,  la banque centrale de Russie concentrait 105 milliards des 306 milliards de yuans entreposés dans les coffres des banques centrales à travers le monde, soit un peu moins d'un tiers. Aux yeux de la Russie, le contrôle politique de Pékin sur sa devise et son indépendance à l'égard des Etats-Unis lui permet de se protéger et de résister aux sanctions occidentales, ce qui est moins le cas pour les autres pays principaux détenteurs de yuans que sont dans l'ordre le Brésil, la Suisse et le Mexique.

La volonté de moins dépendre du dollar se retrouve également dans les échanges commerciaux. L'annonce deux semaines après le début de la guerre en Ukraine de contrats de vente de pétrole de l'Arabie Saoudite à la Chine libellés en yuans avait plus qu'une valeur symbolique par rapport au système des pétrodollars. Elle introduit une diversification dans les échanges internationaux largement dominé par le dollar durant des décennies et faisant dépendre les économies, notamment émergentes, de la fluctuation de la valeur du billet vert et ses conséquences sur les taux de change. Une situation résumée par la réponse célèbre de John Connally, secrétaire au Trésor de Richard Nixon, à ses homologues européens en 1972 : « Le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème ».

L'euro, deuxième derrière le dollar

Car environ 40% des paiements transfrontaliers dans le monde sont encore effectués en dollars contre à peine 2,7% pour le yuan. L'euro est utilisé à 36,6 %, la livre sterling à 5,9 % - plus du double de l'utilisation du yuan malgré le fait qu'il s'agisse d'une économie beaucoup plus petite - et le yen japonais est utilisé autant que le yuan à 2,6 %. En revanche, dans les opérations financières, le dollar est largement présent, à 80%.

La guerre en Ukraine, là aussi, fait également évoluer les positions. Depuis le bannissement par les Etats occidentaux de la Russie du système de paiement SWIFT, les pays émergents se tournent vers les alternatives. Ainsi, la Chine qui avait mis en place depuis 2015 un système alternatif de paiement, le CIPS, devrait se rapprocher du système de messagerie SPFS (Financial Message Transfer System) développé par Moscou à la suite des menaces de son exclusion de SWIFT qui avait suivi son annexion de la Crimée en 2014. Lancé en 2017, SPFS utilise une technologie similaire à SWIFT et CIPS. Son développement actuel vise à réduire là aussi la part des échanges en dollars.

L'autre problème posé par la domination du dollar est la fluctuation de sa valeur et ses conséquences sur les taux de change des pays, notamment émergents, qui obligent leurs banques centrales à utiliser leurs réserves pour maintenir la valeur de leur monnaie. En 2010, le Brésil accusait l'oncle Sam de mener une « guerre des monnaies » car l'assouplissement monétaire de la Fed avait fait fondre la valeur du dollar et s'apprécier les autres devises dont le real, ce qui renchérissait le prix des exportations du Brésil qui devenaient moins compétitives, et plombait sa croissance.

Le problème d'une dette libellée en dollars

Aujourd'hui, c'est le contraire. « De nombreux autres pays, en particulier chez les émergents subissent de plein fouet les mouvements du dollar, non seulement sur leur commerce si une large part de leurs importations est libellée en dollars mais aussi en terme de dette extérieure si, comme c'est le cas en général, elle est aussi libellée en dollars », pointe Steven Barrow, chez Standard Bank. En effet, le dollar s'est non seulement apprécié de plus de 14% face à un panier de devises comprenant l'euro, le yen, la livre sterling, la couronne suédoise, le dollar canadien et le franc suisse (voir graphique), mais de 90% face  la livre turque, de 10% face au rand sud-africain, de 26% par rapport au peso chilien, de 6% par rapport au real brésilien, mais que de 3,5% par rapport au yuan.

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Dollar index

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Ce renforcement qu'accompagne la remontée des taux directeurs de la Fed non seulement génère des fluctuations pour les exportations (matières premières pour les émergents, avec risque d'inflation importée) et les importations (renchérissement du prix du pétrole ou du blé), mais a aussi des conséquences pour les pays endettés en dollars, qui voit le coût de leurs remboursements mécaniquement augmenter.

Ce phénomène qui s'ajoute à la déstabilisation entraînée par les perturbations des chaînes d'approvisionnement et les conséquences de la guerre en Ukraine, fait davantage grossir les incertitudes et les fragilités des pays, notamment émergents. Face à cette situation, les pays cherchent à diversifier leurs avoirs et la monnaie de leurs échanges pour éviter une trop grande dépendance notamment des Etats-Unis. Et c'est finalement ce qui caractérise cette démondialisation, le retour des risques et des incertitudes!

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Au SOMMAIRE de notre DOSSIER SPÉCIAL MONDIALISATION (30 articles au total)

Robert Jules
Commentaires 3
à écrit le 20/07/2022 à 12:01
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La monnaie, c'est la confiance, la crédibilité...Quelle confiance accorder à la monnaie des dictatures? Aucune. Le dollar est là pour longtemps et risque même de se renforcer si la situation internationale se dégrade

le 20/07/2022 à 18:56
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Oui, c'est exactement ça. La monnaie d'une dictature est la moins digne de confiance. Mais j'ai encore plus de confiance en un algorithme que en une Banque Centrale soumise aux pressions démagogiques et dépensières du monde politique (voir les ach...

le 21/07/2022 à 0:25
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En effet la monnaie c'est de la confiance adossée à un ensemble de paramètres qui font cette confiance, dont la sécurité de la propriété Première mesure de la commission contre un pays dont elle n'est pas en guerre : confiscation des avoir russes ...

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