« Les Argentins font le constat d'un statu quo catastrophique », Jean-Jacques Kourliandsky (Fondation Jean Jaurès)

INTERVIEW. Inflation, défiance du politique et un Parlement plus fragmenté que jamais avec l'incursion inattendue du parti libertarien... Avant le second tour de l'élection présidentielle qui a lieu ce dimanche, l'Argentine se trouve à un carrefour politique, incarné par les deux finalistes : l'actuel ministre de l'Economie Sergio Massa et le trublion ultra-libéral anti système Javier Milei. Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l'Observatoire Amérique latine de la Fondation Jean Jaurès, décrypte ces forces contraires dans la troisième économie du continent sud-américain.
Le candidat libertarien Javier Milei, arrivé au second tour de l'élection présidentielle en Argentine, avec 30% des voix.
Le candidat libertarien Javier Milei, arrivé au second tour de l'élection présidentielle en Argentine, avec 30% des voix. (Crédits : DR)

L'élection présidentielle en Argentine est à l'image des deux courants majeurs qui agitent les démocraties : le choix de la continuité et d'une forme de statu quo, face au choix, plus radical, d'un candidat anti système. Alors que l'actuel ministre de l'Economie, Sergio Massa, est arrivé en tête du premier tour de l'élection (36,6%) dimanche 22 octobre, l'Etat argentin reste l'un des plus surendettés au monde. L'inflation y avoisine les +140%, avec une devise nationale qui ne vaut plus rien. Face à lui, au second tour prévu le 19 novembre, un candidat totalement inattendu il y a quelques mois encore, le libertarien et star de la télévision argentine Javier Milei, 52 ans, qui s'est fait connaître avec ses leçons d'économie pour démontrer les effets néfastes de l'intervention de l'Etat. Dans ce pays de 35,8 millions d'habitants, il agrège la colère populaire et le rejet de la classe politique traditionnelle.

Au Parlement argentin, aucune majorité absolue ne sera formée. Le bloc péroniste (centre-gauche) est dominant dans chaque chambre. Le parti de Javier Milei devient donc la troisième force, selon les résultats des élections générales.

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LA TRIBUNE - De quoi l'avènement du phénomène Javier Milei est-il le nom ? Peut-on y voir la fin d'un cycle du péronisme et du kirchnérisme et des idées socialistes qui ont cours en Argentine depuis plusieurs décennies ?

JEAN-JACQUES KOURLIANDSKY - L'irruption de Javier Milei dans la vie politique et électorale argentine reflète un « ras le bol » de la population, excédée par la perpétuation d'un mal vivre de plus en plus mal supporté. Après avoir voté pour la droite péroniste (Carlos Saúl Menem) le centre gauche radical (De la Rua), le centre gauche péroniste (les Kirchner), la droite libérale (Mauricio Macri) et à nouveau pour le centre péroniste (Alberto Fernandez) les Argentins font le constat d'un statu quo catastrophique (inflation galopante, envolée du dollar parallèle, pauvreté grandissante, informalité, endettement de l'Etat). En propulsant Milei en tête des primaires ils ont aussi mis un zéro pointé à tous ceux qui ont gouverné l'Argentine depuis trente ans : péronisme de droite et de gauche, radicalisme, droite libérale. Milei surfe sur l'échec collectif de la classe politique traditionnelle de droite comme de gauche.

On place souvent Javier Milei à l'extrême droite. Or, il semble axer son programme sur l'économie (dollarisation du pays, suppression de la banque centrale, suppression des taxes...), avant d'exclure ou de viser une minorité comme le font les partis d'extrême droite européens. Où peut-on le classer sur l'échiquier politique ?

Les classements idéologiques sont toujours difficiles en Argentine en raison de la place centrale occupée jusqu'ici par le « justicialisme » (ou péronisme), partagé entre secteurs extrêmes (de droite et de gauche), de droite, de gauche, et un marais opportuniste. Le trait d'union est populiste, unifié par le verbe du chef et le soutien de syndicats éthiquement « plastiques ». Ce dénominateur commun péroniste est aujourd'hui contesté par Milei, bon orateur, au verbe machiste, agressif et populaire. Ses propositions et celles de sa vice-présidente, Victoria Villaruel, le positionnent dans une extrême droite populiste : remise en question de l'IVG, suppression des ministères de la femme et de la culture, licenciement annoncé de plusieurs milliers de fonctionnaires, réduction de la part de l'Etat dans le PIB de 40% à 15%, dollarisation et probable suppression de la Banque d'Argentine, attaques virulentes contre le pape considéré comme totalitaire, annonce de mauvaises relations en cas de victoire avec le président brésilien, remise en question des relations commerciales avec la Chine, refus en cas de victoire d'adhérer aux BRICS, relativisation de la dictature militaire, suppression des aides sociales, privatisation de ce qui reste encore propriété de l'Etat. Toutes ces annonces ont provoqué une crise de confiance. Le peso a plongé et un certain nombre de chefs d'entreprise ont signalé leurs inquiétudes.

Aucun remède ne semble avoir fonctionné en Argentine pour préserver les classes moyennes. Les réformes du candidat Milei sont-elles crédibles pour stopper l'inflation et faire reculer la pauvreté ?

L'avenir le dira. Mais d'ores et déjà la droite libérale, celle qui a participé au gouvernement de Mauricio Macri et soutient Patricia Bullrich (la candidate qui a échoué au premier tour ndlr) a publiquement signalé ses inquiétudes. La dollarisation appliquée par l'Equateur et de fait à Cuba a provoqué un brutal réajustement monétaire, une hausse des prix qui a plongé la population dans la détresse sociale et a alimenté un fort courant migratoire. Des centaines de milliers d'Equatoriens se sont exilés en Espagne et aux Etats-Unis, plusieurs centaines de milliers de Cubains sont partis vers les Etats-Unis depuis deux ans. D'autre part, suspendre les politiques sociales, licencier plusieurs milliers de fonctionnaires, dans la situation actuelle des Argentins, ne pourrait qu'enfoncer un peu plus le pays dans une double crise sociale et politique.

Quelles ont été les erreurs fatales des divers gouvernements au pouvoir en Argentine ces 20 dernières années ?

Les problèmes remontent à la grande crise de 1929. Pays riche, jusque-là, l'Argentine a depuis progressivement rétrogradé pour se trouver en queue de peloton aujourd'hui. Faute d'avoir su ou voulu affronter les difficultés économiques et prendre des mesures tout à la fois difficiles et équitablement partagées, l'Argentine a alterné dictatures militaires et régimes démagogiques. Les quarante dernières années, celles de la démocratie restaurée, ont abandonné la voie militariste pour reprendre celle de la démagogie. Depuis quarante ans, l'Argentine alterne fausses sorties (parité dollar/peso des années Menem) et plongées dans l'abîme inflationniste, les crises politiques, dettes passagèrement effacées par le recours au FMI et la dénonciation ultérieure de la dette. Le bilan des impayés est tel (44 milliards de dollars avec le FMI) que pour des raisons électorales le gouvernement actuel a tenté de dévaluer sa monnaie de façon masquée, initiative qui n'a fait qu'accroître le désordre économique. En Argentine, on pratique neuf types de change...

L'Argentine peut-elle se libérer de la corruption endémique de ses hommes politiques ?

La corruption est en Argentine, comme dans bien des pays un grave problème de morale politique et sociale. Mais ce n'est pas la corruption qui permet de comprendre le long sinistre que connaît ce pays.

Selon le résultat de l'élection au second tour, comment l'Argentine va-t-elle s'inscrire dans le nouvel ordre mondial que tentent d'imposer les pays non alignés (Russie, Iran, Inde...) ? Qui seront ses partenaires ?

L'Argentine, compte tenu de sa situation financière, économique, de son instabilité politique et sociale, n'est pas en mesure de jouer un rôle quelconque sur la scène internationale. Elle tape à toutes les portes pour solliciter prêts et crédits (FMI, Allemagne, Espagne, France, Italie, Union européenne, Brésil, Chine, Russie...) 
Ses partenaires économiques et commerciaux les plus importants sont le Brésil, et la Chine, suivis des Etats-Unis et des pays de l'Union européenne. L'Argentine est membre du Mercosur. Elle est aussi membre du G20 où elle représente l'Amérique latine avec le Brésil et le Mexique. Le Brésil lui a proposé de régler les échanges en monnaie nationale. Il a encouragé l'Argentine à entrer dans le groupe BRICS. Toutes choses qui pourraient être remises en question par la défaite du candidat péroniste Sergio Massa. Une certitude quel que soit le résultat : l'Argentine va être très courtisée par les grandes économies du monde en raison de la mise en exploitation du gisement gazier de Vaca Muerta et de ses très grandes réserves de lithium.

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Commentaires 8
à écrit le 17/11/2023 à 11:07
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Entre la gauche corrompue qui a vendu l'Argentine aux marchés financiers spéculatifs - contre du rêve - et cette nouvelle ultra-droite libertarienne qui n'attend plus que l'instant de pouvoir brader le solde des bijoux de famille, en effet, l'Argent...

à écrit le 17/11/2023 à 9:39
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Analyse d'un vide sidéral avec un peu d'assaisonnement à la sauce gauchiste. Sortir de l'étatisme dépensier péroniste sera nécessairement douloureux, Milei ou pas. Le traitement du sujet par Sylvain Bersinger, pourtant lui aussi très critique vers ...

le 17/11/2023 à 15:18
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@Adieu BCE. L'on peut comprendre qu'un Libertarien mis sur le grill offusque un autre Libertarien.

à écrit le 17/11/2023 à 9:19
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Si Millei devient Président il instaurera une dollarisation de l'économie , avec le dollar comme monnaie on pourra à nouveau voyager dans ce pays sans la galère du change et des retraits d'argent limités dans des ATM souvent vides. Que vienne rapide...

le 18/11/2023 à 19:02
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Ça a été deja essayé avec le succès qu'on connait.

à écrit le 17/11/2023 à 8:44
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C'est toujours pareil avec les médias occidentaux comme LA TRIBUNE qui donnent des leçons de morale et de caricatures par exemple le "trublion ultra-liberal" populiste Javier Milei. S'il vous plait les journalistes des médias occidentaux, gardez vos ...

à écrit le 17/11/2023 à 8:30
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Après le Liban l'argentine arrive en deuxième place du fait de son oligarchie complètement à la dérive. L'avantage c'est qu'arrivé à ce stade de pauvreté générale des peuples, nous n'entendons plus que c'est la faute aux gens, nous n'entendons plus r...

à écrit le 17/11/2023 à 7:18
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Heureusement pour la France, la roue de secours est plus costaud que les roues de la voiture à 10 balles du made in France. Elle s'appelle l'Europe qui ne fait pas semblant de payer.

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