« Le féminin peut être le moteur d’une révolution » (Corine Pelluchon)

Dans son récent ouvrage, « L’espérance ou la traversée de l’impossible » (Rivages, 2023), qui s’adresse d’abord aux jeunes et à tous ceux qui souffrent d’éco-anxiété, ou qui s’inquiètent de la montée des extrêmes et des nationalismes, la philosophe Corine Pelluchon ouvre un horizon d’espérance, dans lequel l’innovation a un rôle prépondérant à jouer. Or, pour atteindre l’espérance, il faut « traverser l’impossible », aspirer à un projet de société qui viendrait servir le vivant au lieu de le détruire – un projet où les femmes ont une grande place à prendre. Entretien avec une fervente défenseuse de la cause animale et environnementale. (Cet article est issu de T La Revue n°15 – « Sobriété, frugalité, ingéniosité : comment innover autrement ? »)
(Crédits : Florian Thoss)

Comment atteindre l'espérance ?

Corine Pelluchon Il s'agit d'abord de baisser les armes, de faire place à quelque chose que l'on n'attend pas. L'espérance naît précisément de l'inespéré, de l'inespérable. C'est un horizon qui s'ouvre, une respiration. L'idée que demain ne sera pas pire qu'aujourd'hui. On ne peut atteindre l'espérance que si l'on renonce à la maîtrise - ce qui n'est pas chose aisée dans nos sociétés, où l'on veut tout contrôler, tout expliquer, tout calculer. L'espérance est opposée au déni. Elle implique que l'on regarde en face la gravité de la situation, et que l'on désencombre son regard des faux espoirs et des solutions illusoires...

... et que l'on reconnaisse ses limites ?

C.P. Plus que les reconnaître, il nous faut les accepter ! Il y a quelque chose de l'ordre de l'humilité dans cette quête d'espérance, et dans l'acceptation de notre finitude, de notre faillibilité... Cette prise de conscience est très difficile, car elle va de pair avec la reconnaissance des erreurs associées à notre modèle de développement. Qui plus est, l'absence de perspective fait parfois le lit de l'extrême droite et des partis nationalistes, qui profitent de ce vide pour proposer des récits simplificateurs à partir de l'opposition « amis-ennemis ». Si j'ai écrit ce livre, c'est d'abord pour m'adresser aux jeunes, à celles et ceux qui se sentent à la fois impuissants et en colère, face à l'insuffisance des réponses apportées au dérèglement climatique.

Que leur dites-vous, justement, à ces jeunes ?

C.P. Malgré le sentiment que les choses ne bougent pas, ou pas assez vite, il est important de souligner que l'éco-dépression qu'ils ressentent a une noble origine : l'amour du monde et le vœu que l'humanité soit enfin à la hauteur des défis actuels. Seulement voilà, on ne peut faire l'économie du négatif. Il convient de le traverser : de le vivre sans chercher à tout expliquer, et sans le fuir. Cette traversée, paradoxalement, rend sensible aux signes qui témoignent d'alternatives fiables à notre modèle de développement. L'espérance est donc la capacité à voir dans le chaos du présent les signes avant-coureurs d'un mouvement qui pourrait ouvrir l'horizon, et que j'appelle « l'âge du vivant ».

Vous dites que vous vous faites l'écho de « nouvelles Lumières ». À quoi faites-vous référence ?

C.P. Comme je l'ai développé dans un précédent ouvrage (Les Lumières à l'âge du vivant, Points, 2022, NDLR), les Lumières désignent moins un continent ou une époque qu'une attitude consistant à avoir un regard critique sur le temps présent et à identifier ses dangers et ses défis. En tant que structure intellectuelle, elles sont associées à un projet d'émancipation liée à l'autonomie, la démocratisation, l'idée de l'unité du genre humain. Mais j'ai montré qu'il importait, tout en reprenant cet héritage du XVIIIe siècle, de dépasser les fondements anthropocentristes et dualistes du passé. Les nouvelles Lumières que je propose sont radicalement écologiques.

Concrètement, qu'est-ce que cela signifie ?

C.P. Cela implique une réconciliation entre nature et civilisation, entre les humains et les animaux. L'écologie ne se réduit pas à la lutte contre le réchauffement climatique, elle a d'une part une dimension sociale, liée aux changements dans les modes de production et le travail ; et d'autre part, une dimension existentielle, car c'est une manière d'habiter la Terre et de cohabiter avec les autres vivants.

L'innovation a-t-elle un rôle à jouer dans ce projet ?

C.P. Bien sûr. Les technologies sont des conditions de notre existence d'aujourd'hui. Pour autant, on ne résout pas tout avec elles. À l'évidence, elles vont plus vite que nous, et certaines ont même un potentiel destructeur énorme. Elles peuvent constituer une forme d'aveuglement, de démesure...

Selon vous, peut-on encore innover sans abîmer ?

C.P. Redonner du sens à l'innovation suppose de s'appuyer sur un projet social et politique qui n'est plus structuré par la domination des autres vivants ni de la nature. Alors, on pourra reparler du progrès, que l'on aura cessé d'identifier à la croissance illimitée. Mais on en est loin...

Faut-il donc se méfier des nouvelles technologies ?

C.P. L'innovation n'est pas intrinsèquement mauvaise. Ce ne sont pas les technologies qui sont en cause, c'est l'usage que l'on en fait ! Mais on ne peut pas faire l'économie d'une autocritique. Pour inscrire l'innovation dans une démarche vertueuse, il faut tout simplement changer de cap...

Par où commencer ?

C.P. On peut déjà admettre que le modèle de développement actuel est incompatible avec le respect de l'environnement, qu'il est basé sur l'exploitation illimitée de la nature et des êtres vivants. À ce sujet, la manière dont nous traitons les animaux est révélatrice de ce que ce modèle a fait de nous, de notre déshumanisation. De manière générale, si les changements dans les modes de production et la réorientation de l'économie passent par des réglementations et des incitations, ils doivent aussi s'allier à une véritable révolution dans la manière dont nous nous pensons. La clef pour habiter mieux la Terre passe par l'acceptation de ses limites, de sa vulnérabilité et de sa finitude.

Selon vous, l'innovation peut-elle servir le vivant ?

C.P. Mais elle le fait déjà ! Et je m'en réjouis beaucoup. Il me vient un exemple récent à l'esprit : début 2023, l'entrepreneur philanthrope Jean-Baptiste Descroix-Vernier et le comité scientifique Pro Anima (un conseil formé autour de scientifiques, d'universitaires et de membres du corps médical, tous bénévoles, qui se mobilisent, avec des laboratoires partenaires, pour développer et promouvoir des programmes de recherche scientifique hors modèle animal, NDLR) a récompensé, par le prix EthicScience, dans la catégorie « Innovation », l'équipe du Dr Agathe Figarol de l'université de Franche-Comté pour son programme 3D Glimpse, qui consiste à proposer un modèle de traitement de la tumeur du cerveau la plus commune et la plus agressive sans la moindre expérimentation animale. Un autre programme, piloté cette fois par les Dr Julien Marie et Sophie Léon, du Centre de Recherche en Cancérologie de Lyon, ont mis au point une technologie ex vivo, méthode alternative à l'animal, pour agir sur trois types de cancers (sein, poumon, mélanome). Voilà des innovations remarquables en biomédecine. La preuve, dans ce cas, que l'on ne détruit pas, on sauve !

Votre livre s'achève sur un parallèle audacieux entre le réchauffement climatique et la ménopause. Pourquoi ?

C.P. Cette comparaison me paraît féconde pour plusieurs raisons. De même que les changements physiques et hormonaux qui touchent les femmes à la cinquantaine ne les tuent pas, le réchauffement climatique crée des bouleversements qui ne signalent pas la fin du monde, mais la fin d'un monde. En allemand, la ménopause se dit d'ailleurs Wechseljahre (« années de changement ») : elle est l'occasion d'aller à l'essentiel, d'essayer de ne plus trop perdre son temps. Quand on est à la croisée des chemins, il importe de repenser ce que l'on veut faire de sa vie en se libérant de schémas limitants. C'est ce que j'appelle, pour les femmes, l'art de la métamorphose, soit le fait d'incarner le féminin dans toute sa puissance.

Et les hommes ?

C.P. Ils font aussi l'expérience de transformations biologiques tout au cours de leur existence, mais ils peuvent néanmoins vivre en oubliant davantage le passage du temps, et les limites qu'ils assignent à leurs projets, en particulier celui de fonder une famille. En ce sens, hommes et femmes ressentent le temps différemment.

Ainsi, les femmes seraient de meilleurs agents du changement que les hommes ?

C.P. Du fait de leurs cycles, de la gestation, de l'accouchement, de la ménopause, du rapport à leur corps en général, les femmes ont une connaissance aiguë de leurs limites temporelles. Sans parler des normes sociales qui les poussent à intérioriser l'idée que le temps joue sans cesse contre elles. Peut-être ont-elles plus conscience des dangers qui nous guettent, du besoin imminent d'agir. Quand le féminin cultive sa puissance et l'art de la métamorphose, quand il a cette impertinence généreuse, il peut être le moteur d'une révolution - laquelle doit nous aider à sortir du schème de la domination, et de la destruction.

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T15

Commentaires 4
à écrit le 08/07/2023 à 12:49
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Si le féminin consiste à consulter le dictionnaire dans une conversation, non! Le maire ou la maire, auteur ou autrice ou auteuse(?); mais il restera toujours "menteuse", n'est-ce pas mon amour?

à écrit le 08/07/2023 à 10:52
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L' espérance relève de la foi !

à écrit le 08/07/2023 à 8:55
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Une Civilisation est une vision commune et non un consensus de dérive démocratique qui mène à sa décadence et disparition... jusqu'à la suivante ! :-)

à écrit le 08/07/2023 à 8:27
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C'est optimiste et c'est un euphémisme, en ce moment ce sont les femmes qui tiennent ce modèle économique qui s'effondre à bout de bras. Braves soldats du capitalisme, des sociétés qu se succèdent, indissociables de la quête du confort et de la sécur...

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