« L’innovation frugale est un outil efficace pour allier croissance et développement durable » (Anne-Sophie Pierre)

Rendre les bienfaits du sport accessibles au plus grand nombre, telle est la mission historique du groupe français Décathlon. Servir le plus grand nombre, l’idée est également au cœur du concept d’innovation frugale, qui y adjoint la notion de ressources et moyens minimums pour y parvenir. Comment peut-on, de manière réaliste, déployer cette philosophie à l’échelle d’une entreprise ? C’est toute la mission d’Anne-Sophie Pierre, coach innovation pour les sports de montagne et référente innovation frugale chez Décathlon. (Cet article est issu de T La Revue n°15 – « Sobriété, frugalité, ingéniosité : comment innover autrement ? »)
Anne-Sophie Pierre est référente innovation frugale chez Décathlon
Anne-Sophie Pierre est référente innovation frugale chez Décathlon (Crédits : DR)

Les contours de l'innovation frugale sont parfois flous. En tant qu'entreprise, que recouvre pour vous ce concept ?

Anne-Sophie Pierre L'innovation frugale, c'est faire mieux, avec moins, pour plus de personnes. C'est la philosophie née du jugaad de Navi Radjou (lire son interview page 14). Cela constitue pour Décathlon une source d'inspiration et nous considérons l'innovation frugale comme un outil pouvant poursuivre plusieurs objectifs : servir le développement durable, l'expérience, l'usage, réduire les coûts... Nous avons commencé à nous y intéresser en 2017, lorsque nous avons lancé la re-conception d'un sac à dos avec l'idée de réduire au strict minimum ce qui était nécessaire à sa fabrication. En lisant le livre de Navi Radjou, nous avons compris que nous faisions là de l'innovation frugale.

S'agit-il vraiment d'innovation, ou plutôt de transformation frugale ?

A-S. P. Nous pratiquons les deux, cela dépendra des équipes et des sports qui s'emparent d'un projet. Il faut se souvenir que nous couvrons des activités très différentes et avons plusieurs marques. L'identité de la marque va bien sûr influencer sa vision de la frugalité. Certaines cherchent à se positionner sur le développement durable ou la sobriété et verront dans la frugalité un outil intéressant. D'autres vont privilégier le biomimétisme, la réduction de l'impact environnemental...

Cette approche frugale vous a-t-elle permis de lancer un produit totalement nouveau ?

A-S. P. Nous avons complètement revisité le mode de fonctionnement d'un outil ancien et pratique : le réchaud ! On peut vraiment parler d'innovation, car la solution que nous avons développée a demandé 3 ans de travail, 16 prototypes, et résout plusieurs problèmes. Au départ, nous voulions changer l'expérience du bivouac : un réchaud est lourd à transporter, implique d'emporter une bombonne de gaz, qu'il faut ensuite rapporter. Et l'expérience utilisateur n'est même pas agréable, puisque l'on est loin d'une cuisson au feu de bois. De plus, la logistique du transport du gaz - un matériau dangereux -  ajoutait une complexité supplémentaire pour nous en tant qu'entreprise. Nous nous sommes donc fixé pour objectif de proposer une solution de cuisson qui permette de voir une flamme et n'implique pas de gaz. Nous avons rencontré le Low Tech Lab [lire le portrait de son fondateur dans T La Revue n°7 « Doit-on croire au progrès ? »], qui avait identifié un système de réchaud basé sur une technologie de double combustion. Cette solution n'était pas compatible avec notre usage et nos utilisateurs, d'où un long travail de R&D pour produire un réchaud à bois, qui fonctionne sur ce principe de double combustion et dont l'utilisation est très simple. L'innovation frugale n'est pas toujours facile à élaborer, car il faut respecter de nombreuses normes de conception et de sécurité.

L'innovation frugale implique-t-elle de se passer de toute technologie ?

A-S. P. Je pense plutôt que c'est une occasion de repenser certains usages. Prenons une autre de nos innovations frugales. Elle concerne notre vélo d'appartement d'entrée de gamme. L'équipe qui développe ce produit voulait qu'il puisse tout de même proposer un affichage de la vitesse et de la distance parcourue. Évidemment, dès que l'on parle d'affichage de la performance, l'imaginaire se tourne tout de suite vers le digital et la technologie. Nous avons cependant réussi à élaborer une solution qui permette à ce système d'être alimenté par l'énergie produite en pédalant. Auprès de nos clients, nous avons mis en avant le fait que le vélo n'a pas besoin d'être branché et peut donc s'installer en extérieur, sur un balcon par exemple. Cette réflexion autour de l'énergie a aussi guidé la conception d'une de nos lampes faites pour la course. Elle s'accroche au bras et fonctionnait à piles. Nous nous sommes rendu compte que les utilisateurs avaient tendance à ne pas changer les piles et à se racheter une lampe. Nous voulions transformer cette fin de vie, qui représente un important gaspillage. Nous avons donc mis au point une lampe qui fonctionne sans pile, grâce à un aimant et une bobine et au mouvement du coureur. Le prix de la lampe est le même, son usage aussi, mais nous avons considérablement amélioré sa fin de vie.

Sur quoi travaillez-vous maintenant ?

A-S. P. Nous travaillons autour des sports en extérieur, l'outdoor, qui se prête très bien à l'approche frugale. Nous avons lancé un concours d'innovation low-tech, autour du concept de randonnée sobre et enthousiasmante. Il faut que le produit réduise son impact environnemental, mais que le sobre soit aussi « fun ». Les candidats sont principalement des écoles de design et d'ingénieurs, 92 équipes se sont positionnées. Nous sommes très heureux de voir l'intérêt que cette initiative suscite, elle intéresse aussi notre réseau et nos concurrents sur ce segment que l'on appelle « l'Outdoor Sport Valley ». Navi Radjou devrait également en parler dans son prochain livre et le Low Tech Journal, un représentant du ministère de la Transition Écologique, l'ADEME et Kerlotec font aussi partie du jury ou de nos partenaires. Derrière cette initiative, on observe que l'écosystème de la frugalité, des low-techs, est en train de se structurer et de s'élargir. Les démarches concrètes menées par des entreprises peuvent servir de catalyseur et fédérer des acteurs.

Les clients sont-ils sensibles à cette démarche ?

A-S. P. Ils sont surtout sensibles à la question du développement durable et posent de plus en plus de questions sur la traçabilité des produits. Produire une réponse complète n'est pas toujours évident, car le développement durable recouvre des aspects de sourcing, d'éthique, de recyclage, de biodiversité... En revanche, je remarque que l'innovation frugale intéresse de plus en plus nos équipes et les concepteurs de produits. Ils cherchent de nouveaux outils leur permettant de résoudre des problématiques de conception, d'innovation, tout en restant alignés sur les objectifs de l'Accord de Paris. Parfois, nous sortons une première version d'un produit et c'est seulement la deuxième version, après une nouvelle phase de travail, qui est éco-conçue.

Cette approche gagne-t-elle aussi les autres entreprises ?

A-S. P. La low-tech souffre encore d'une mauvaise réputation dans certaines sociétés. On l'assimile à une démarche low-cost, à des difficultés de conception face aux normes et à la réglementation. D'un autre côté, l'innovation frugale attise de plus en plus la curiosité, et sa définition n'est pas si simple, car elle est mouvante.

En tant qu'entreprise, quels bénéfices tirez-vous de l'innovation frugale ?

A-S. P. Chez Décathlon, l'innovation est un sport d'équipe et cette conception de la frugalité est au cœur de notre ADN, puisque notre credo est de trouver des solutions simples et malines. Ce dont on s'aperçoit dans les faits, c'est que faire simple est parfois plus compliqué. D'autant que nous cherchons à conjuguer cette frugalité avec notre objectif de réduction d'impact. Pour une entreprise, l'innovation frugale est aussi un outil efficace pour allier croissance et développement durable. J'espère désormais que d'autres vont tester et s'approprier l'innovation frugale, car c'est ainsi qu'émergeront des solutions qui changent d'échelle.

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Commentaires 3
à écrit le 03/07/2023 à 8:36
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"Innovation" ne veut rien dire d'autre que; "ne changeant rien au logiciel mais faisons apparaître des données plus vertes" ! Tant que la publicité sera autorisé, nous ne sortirons de ce cercle vicieux artificiel : innovation, production, publicité, ...

à écrit le 02/07/2023 à 9:05
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"Innovation" ne veut rien dire d'autre que; "ne changeant rien au logiciel mais faisons apparaître des données plus vertes" ! Tant que la publicité sera autorisé, nous ne sortirons de ce cercle vicieux artificiel : innovation, production, publicité, ...

à écrit le 02/07/2023 à 8:20
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"L'innovation frugale, c'est faire mieux, avec moins, pour plus de personnes. " Cela devrai être ça en effet maintenant le néolibéralisme, dictature financière, lui veut faire ça avec les humains, produire plus tout en gagnant moins pour plus de part...

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