En Italie, 40 ans de lutte sanglante contre la mafia

Au début des années 1980, la péninsule a déclaré une guerre totale au crime organisé. Un combat jamais tout à fait achevé et dont veut s’inspirer Éric Dupond-Moretti.
Le chef de la Cosa Nostra, Toto Riina, escorté par des policiers italiens en 1996.
Le chef de la Cosa Nostra, Toto Riina, escorté par des policiers italiens en 1996. (Crédits : © LTD / Studio Camera / Giacominofoto)

C'est une route jonchée de cadavres, de corps criblés de balles à l'arrière d'une Lancia officielle, déchiquetés dans des attentats à l'explosif, dissous à l'acide dans l'arrière-cour d'une ferme pouilleuse. C'est une route semée de martyrs : juges, policiers, journalistes trop curieux. Disons-le tout de suite, l'histoire de la lutte contre la mafia s'est écrite en lettres de sang avant de s'imprimer noir sur blanc dans le Code pénal.

Posons toute de suite cette prémisse : le crime organisé dans toutes ses déclinaisons - Costa nostra en Sicile, Camorra à Naples et dans ses environs, 'NDrangheta en Calabre, et Sacra corona unita dans les Pouilles - est constitutif de l'histoire italienne. Il en est sa face noire et violente. Né lui aussi au XIXe siècle, en même temps que la douloureuse unité du pays, sur les décombres des féodalités, il s'est structuré à l'image de cet État tout neuf, palliant parfois ses manques et gagnant la sympathie du petit peuple, se targuant de jouer le rôle d'amortisseur et d'ascenseur sociaux...

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Et maintenant ? Il faut remonter aux années 1980 pour voir l'Italie du boom économique, qui accède au rang de puissance européenne, se décider enfin à lutter pied à pied contre la mafia, considérée jusqu'alors comme une plaie congénitale, un chancre social dont quelques morts agrémentaient la chronique, un folklore mortifère. Soudain, les morts font tache dans le Bel Paese.

Des morts par milliers : petits sicaires de familles se disputant le contrôle du territoire ou hommes d'État cherchant à le moraliser. Deux exemples au hasard. Piersanti Mattarella, le frère de l'actuel président de la République, Sergio. Président démocrate-chrétien de la région Sicile, il souhaite assainir son île, où affairistes et mafieux, hommes de main et hommes de bien s'entendent comme larrons en foire. Il est abattu le 6 janvier 1980 alors qu'il se rendait à la messe. Un autre ? Le général Carlo Alberto dalla Chiesa. Ancien résistant, lunettes carrées oversize très années 1970, cet ancien officier des carabiniers s'est distingué dans la guerre contre le terrorisme des années de plomb. Nommé préfet de Sicile en 1982 pour lutter contre Cosa nostra, il est assassiné quatre mois plus tard, le 3 septembre 1982, ainsi que son épouse et son garde du corps.

Un politique et un militaire... La mafia n'accepte aucune limite, ni de rivaux à sa taille, quand il s'agit de se débarrasser des empêcheurs de faire des affaires en rond. Elle tue. Mais cette fois, se sentant menacé dans sa représentation même, l'État décide de réagir. Sous la pression de juges tels Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, l'État se dote des moyens juridiques et organisationnels pour éradiquer son cancer, qui menace de gangrener la péninsule tout entière

Les repentis sont encouragés à déballer leur sac en échange d'une protection et d'importantes remises de peine

Un système de domination structuré

En 1982, la naissance d'une Direction nationale antimafia (DNA) change la donne. Contrôlée par une commission parlementaire et dotée d'un bras armé qui centralise les enquêtes, la direction des investigations antimafia, la DNA se décline en sous-directions régionales. Désormais, la mafia n'est plus envisagée comme une suite de crimes particuliers sans lien les uns avec les autres, mais comme un système de domination économico-militaire et culturel, structuré et hiérarchisé.

Fini les magistrats esseulés qui tremblent dans un petit bureau à l'idée des représailles qu'ils encourent. Ils sont aidés, épaulés, même si leurs méthodes dérangent. Les peines sont alourdies, à l'image du « 41 bis », du nom de l'article de loi qui instaure, en flirtant avec la limite des droits de l'homme, une réclusion à perpétuité dans un isolement total aux chefs les plus titrés de la malavita. Autre nouveauté : la création du « crime d'association de type mafieux », qui envoie des centaines de petites mains en prison. Les repentis sont encouragés à déballer leur sac pour entraîner la chute des boss en échange d'une protection coûteuse et d'importantes remises de peine. Une révolution culturelle dans un milieu où le silence, l'omerta, est d'or. Enfin, autre nouveauté introduite dans le droit italien : les biens des mafieux, villas luxueuses, commerces, entreprises, sont confisqués pour être confiés à des associations qui en font leur siège ou la vitrine de leur combat.

Les Italiens avaient des martyrs, ils ont désormais des héros

Cette guerre totale connaît une victoire aussi symbolique qu'éclatante. En février 1986 s'ouvre dans un tribunal-bunker spécialement construit pour l'occasion le maxiprocès de Palerme : 479 accusés s'entassent dans des box à barreaux, poursuivis pour 120 homicides, dont Toto Riina, le Capo dei capi, le parrain des parrains. Un homme, Tommaso Buscetta, ancien boss repenti exfiltré spécialement du Brésil, le désigne comme l'exécuteur ou le commanditaire de dizaines de meurtres. En décembre 1987, Riina est condamné à perpétuité, et 360 prévenus à des peines cumulées de 2 665 années de prison.

Les Italiens avaient des martyrs, ils ont désormais des héros, des saints laïques. Ces juges austères qui ne cèdent à aucune pression, ces shérifs en voiture blindée, fumant comme des pompiers pour apaiser leurs angoisses. Mais la guerre n'est pas finie. Battue sur le front judiciaire, la mafia reprend les armes et multiplie les meurtres, à l'encontre notamment des cadaveri eccellenti, ces « cadavres exquis » particulièrement ciblés en fonction de leur poids symbolique dans la société. Falcone et Borsellino paient, en 1992, leur courage du prix de leur vie. Florence, Milan et Rome sont endeuillées par des attentats aveugles visant à contraindre l'État à revenir sur les aspects les plus durs de son arsenal juridique.

Mais il ne cède pas. Malgré les soupçons d'avoir voulu négocier une paix honteuse avec la criminalité organisée qui pèsent toujours sur l'ancien Premier ministre Giulio Andreotti, la justice italienne peut se targuer de l'avoir en partie éradiquée - du moins dans ses manifestations les plus sanguinaires.

La zone grise

Mais la mafia est une hydre. Elle se réorganise. De Palerme à Naples, elle est devenue liquide, transversale, globale. Au racket à la petite semaine se sont ajoutées des activités autrement lucratives : recyclage, gestion des déchets, des hôpitaux, immobilier, trafic d'armes, de drogue, d'êtres humains. Elle a investi aussi bien le port de Gioia Tauro en Calabre, où débarquent les conteneurs venus de Chine, que les places financières où elle blanchit ses milliards d'euros de profits. De la zone rouge sang des premiers tueurs on est passé à la zone grise, grise comme les costumes Brioni des investisseurs de Piazza Affari, la Bourse de Milan.

Victoire de la justice ou défaite des institutions ? Difficile de l'affirmer après tant d'années d'arrestations spectaculaires ou de piteux ratés. Toto Riina est mort seul et misérable dans la prison de haute sécurité de Parme en 2017 sans avoir jamais revu le ciel de Corleone, son village natal, ni connu le formidable film de Marco Bellocchio Le Traître (2019), consacré au maxiprocès de Palerme et à son dialogue de sourds avec son accusateur, Tommaso Buscetta, décédé sous une fausse identité en Floride en 2000. Mais l'un des épigones du Fauve, Matteo Messina Denaro, dit Diabolik, n'a été appréhendé qu'en 2023 après trente ans de cavale. Mis à part quelques voyages en Amérique du Sud, il n'avait jamais quitté son fief dans les alentours de Trapani...

Commentaires 4
à écrit le 01/05/2024 à 21:52
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"Un combat jamais tout à fait achevé et dont veut s'inspirer Éric Dupond-Moretti." La passion du crime organisé a tourné court pour un ancien premier ministre nippon car à force de jouer avec le feu on finit toujours par se brûler. Ainsi le ...

à écrit le 29/04/2024 à 16:20
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On peut toujours compter sur les médias mainstream pour faire le service après vente ! C'est le peuple qui régale !;-)

à écrit le 29/04/2024 à 9:29
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La Mafia historique est née de l'alliance des voyous avec une aristocratie terrienne vivant mal son déclin, elle a ensuite été largement tolérée dans un contexte de guerre froide et puis la donne a changé à la fin de celle-ci... Ceci dit, il y a eu l...

à écrit le 28/04/2024 à 9:12
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En effet et pendant que nos médias de masse nous osulent avec des broutilles et des idées dégueulasses, les passionnants grands procès de la mafia dans lesquels on apprend énormément sur le fonctionnement même de nos institutions, ont été totalement ...

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