Des mines d'or, au minage de bitcoin, le parallèle est osé. Pourtant, les deux actifs sont souvent comparés pour leur statut de valeur de refuge ou même d'actif de banque centrale. Aujourd'hui, c'est le nouveau rôle de monnaie légale du bitcoin qui interpelle. Après l'initiative du Salvador, qui a suscité bien des critiques de la banque centrale des Etats-Unis, c'est au tour de la République centrafricaine d'annoncer avoir adopté le bitcoin comme monnaie légale, aux côtés du franc CFA, qui bénéfice pourtant d'un taux de change fixe avec l'euro.
Il s'agit donc du premier pays africain à déclarer le bitcoin monnaie "officielle", suite à un vote l'Assemblée nationale de la loi "régissant la cryptomonnaie en République centrafricaine", indique un communiqué le ministre d'État et directeur de cabinet de la Présidence, Obed Namsio.
Dans cette ancienne colonie française, qui tire l'essentiel de ses ressources de l'exploitation de ses mines d'or, d'uranium et de diamants, en conflit larvé avec la France depuis des années et plongée dans la guerre civile depuis 2013, cette décision est loin d'être neutre.
Le nouvel allié russe
Cette République, parmi les plus pauvres pays d'Afrique, s'est engagée dans une politique de rapprochement avec la Russie au détriment de l'ancienne puissance coloniale. Un accord de coopération militaire avec les russes a été signé en 2018 et des centaines de mercenaires du groupe paramilitaire Wagner font régner la terreur dans la capitale et autour des sites d'exploitation miniers. Le conflit en Ukraine a ravivé les antagonismes entre la France et le gouvernement centrafricain, avec un soutien d'une partie de la population aux militaires centrafricains et leurs alliés russes.
"Le contexte, avec une corruption systémique et un partenaire russe sous sanctions internationales, incite à la suspicion", a déclaré à l'AFP Thierry Vircoulon, spécialiste de l'Afrique centrale à l'Institut français des relations internationales (IFRI). "La recherche de voies de contournement des sanctions financières internationales par la Russie invite à la prudence", a-t-il poursuivi.
Désireuse de limiter au maximum les effets des sanctions imposées par les Occidentaux, la Russie étudie en effet toutes les voies bancaires alternatives, de la Chine en passant par les cryptomonnaies - à l'image d'un rouble numérique -, pour continuer à financer son économie et à soutenir sa devise. Avec elle, l'administration de Vladimir Poutine incite ses alliés à sortir de la domination du dollar, notamment dans l'achat et la vente de ressources naturelles, mais également de l'euro. En ce sens, face aux Etats-Unis, le Venezuela de Maduro avait d'ailleurs lancé en 2018 le "Petro", une cryptomonnaie adossée au cours du pétrole pour contourner l'usage du dollar, une initiative qui a fait long feu, personne n'étant prêt à accepter cette cryptomonnaie sur une plateforme d'échange.
Une réserve de bitcoin
Comme pour la Russie, il s'agirait pour la République centrafricaine d'assurer ses réserves monétaires et de les diversifier.
"La république centrafricaine est exposée à un risque élevé de surendettement en raison de sa grande vulnérabilité aux chocs extérieurs et du risque de change lié au niveau élevé de sa dette extérieure. L'encours de la dette publique s'élevait à 629,3 milliards de francs CFA (1,1 milliard de dollar) en 2019, dont 76,5 % de dette extérieure", relevait en 2021 le Groupe de la Banque africaine de développement (BAD).
Le bitcoin s'échangeait, lui, mercredi à plus de 39.000 dollars. Tout en renforçant sa réputation de placement financier, après avoir connu une très forte volatilité en 2021, le bitcoin s'est quelque peu assagi en 2022. Les variations restent cependant toujours importantes : -17% en février, +8% en mars et +10% en avril. En 2021, les cours avaient flambé de plus de 150% à un plus haut historique de 68.991 dollars.
Toujours en quête d'usages concrets, notamment sur le paiement, l'accroissement des sanctions internationales pourrait bien précipiter son rôle de monnaie d'échange et tracer de nouvelles frontières.
L'émancipation du franc CFA
Aussi, cette décision s'inscrit dans la sortie programmée du système du franc CFA, créé en 1945. Ce système concerne 14 pays d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale, dont la République de Centrafrique. Ce système, qui institue une parité fixe avec le franc français (puis l'euro) suscite la controverse depuis sa naissance : instrument de domination coloniale qui pénalise les exportations pour les uns, ou devise stable et forte qui réduit le coût des importations, notamment énergétiques et favorise le développement économique et la consommation pour les autres.
Une loi a été votée en France en 2020 visant à la transformation du franc CFA pour les pays de l'Union monétaire ouest-africaine en monnaie "eco", qui sera toujours à parité fixe avec l'euro, mais sans obligation de centraliser la moitié des réserves de la Banque centrale d'Afrique de l'Ouest auprès du Trésor français. Pour l'heure, cet accord ne concerne pas les pays d'Afrique centrale. Et cette émancipation monétaire tarde à se mettre en place.
L'adoption du bitcoin pourrait, aux yeux du gouvernement centrafricain, accélérer le mouvement d'autonomie monétaire. Ce dont beaucoup d'experts doutent fortement.
Évidemment, tous les regards se portent sur le Salvador, premier pays au monde à adopter le bitcoin comme monnaie légale en septembre 2021. Le Fonds monétaire international (FMI) avait immédiatement dénoncé une décision dangereuse pour la "stabilité financière, l'intégrité financière et la protection des consommateurs".
Un compte bancaire mobile
Autre raison qui pourrait expliquer cette décision de la Centrafrique est l'essor spectaculaire de la téléphonie mobile et des services financiers mobiles dans ce pays pauvre, où le taux de bancarisation dépasse à peine les 5% de la population active, selon l'Iris.
Environ 10 % de la population détiendrait en revanche un compte sur un mobile. Enfin, la jeunesse semble attirée par le bitcoin dont l'envolée des cours ces dernières années impressionne. L'argent facile fait toujours recette ; le succès des plateformes telles LocalBitcoins et Paxful en Afrique pour l'achat et la vente de cryptos en témoigne.
Les pays africains dans la course
Enfin, la concurrence avec les autres pays africains voisins fait rage. Mi-avril, le Cameroun voisin, la République démocratique du Congo (RDC) et la République du Congo ont annoncé leur intention d'adopter des solutions basées sur les cryptomonnaies et la blockchain pour favoriser les progrès économiques futurs. Entre les cryptos publiques entièrement décentralisées tel le Bitcoin et les monnaies numériques de banques centrales (MNBC ou "CBCD"), les pays africains cherchent à accélérer.
De son côté, le président centrafricain Faustin-Archange Touadera soutient lui-même le texte car cela "va améliorer les conditions de vie des citoyens", a déclaré le directeur de cabinet Obed Namsio à Reuters. Une profession de foi qui reste à démontrer.
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