LA TRIBUNE - Un an après le début de la crise sanitaire et alors que le plan de relance veut inscrire la France dans la reprise de l'activité économique, les perspectives de croissance sont positives, l'OCDE tablant sur une hausse de 5,6% du PIB mondial, Bercy envisageant plutôt une croissance de 6%. A-t-on raison d'être optimiste ?
JEAN-CLAUDE TRICHET - Je ne suis pas, pour le moment, très optimiste sur la croissance à moyen-long terme, compte tenu du fait qu'elle dépend essentiellement des progrès de productivité et que ceux-ci sont médiocres depuis maintenant très longtemps. On peut documenter la baisse des progrès de productivité dans l'ensemble des pays avancés et en France en particulier, des années 2005-2006. Mais à court terme, je prévois évidemment un rebond de la croissance, largement due à vrai dire, au rattrapage de ce qui a été observé négativement depuis le Covid. Donc à court terme, oui, progrès relativement significatif de la croissance, à moyen-long terme, pour l'ensemble des pays avancés, il faut que nous travaillions beaucoup plus sur les réformes structurelles et sur l'ensemble des éléments qui sont les déterminants de la croissance réelle.
Le plan Biden, doté de 1 900 milliards de dollars, peut-il aussi bénéficier à l'Europe ?
A court terme, évidemment, si les Etats-Unis mettent dans la marmite américaine 1,9 trillion de dollars, ça ne peut pas ne pas avoir d'impact plutôt positif sur l'ensemble des pays du monde, pas seulement les pays avancés, et donc par voie de conséquence, pour l'Europe. Mais, pour autant, je ne considère pas comme étant raisonnable un plan de relance de 1,9 trillion de dollars et je crois qu'il est essentiellement motivé par des considérations politiques qui sont nécessairement des considérations de court terme. Donc je suis du sentiment exprimé par Larry Summers (économiste américain, ancien chef du Conseil économique national du président Barak Obama, ancien président d'Harvard NDLR) et Olivier Blanchard (ancien chef économiste du FMI NDLR) avec lesquels je n'ai pas toujours été d'accord, pour dire qu'il y a un danger dans une perspective de moyen-long terme.
Que vous inspire la politique de la BCE ? Les banques centrales doivent-elle poursuivre leur soutien « accommodant » ou pas ?
Il y a plusieurs composantes dans les politiques des banques centrales. Il y a la réaction en période de crise pour empêcher la matérialisation de la dépression et d'une énorme chute du PIB avec une considérable récession, toutes choses qui ont un impact dramatique sur les plus démunis et les plus défavorisés. Ce qui a été fait des deux côtés de l'Atlantique, à la fois pour les subprimes et l'ensemble du post Lehman Brothers d'un côté, et ce qui a été fait dans la période la plus récente pour le covid-19 me paraît parfaitement fondé. Ceci dit, il faut prendre du recul, analyser les choses sur une plus longue période parce que même s'il était parfaitement justifié de mettre trois trillons de dollars dans la marmite d'augmentation des bilans des banques centrales en accumulant Japon, Etats-Unis et banque centrale européenne au moment de la crise des subprimes et de Lehman Brothers, même s'il est parfaitement justifié d'avoir mis 8 trillons de dollars dans la marmite dans le cadre de cette crise liée au Covid-19, qui est la plus grave crise depuis cent ans, au total, clairement, ce qui est une grave anomalie, c'est que toutes les grandes banques centrales aient continué à monter en puissance en ce qui concerne l'utilisation du bilan de la banque centrale, du post Lehman Brothers au pré-Covid. Et là, ce sont 9 trillons de dollars supplémentaires qui ont été mobilisés.
Au total, ça nous donne plus de 20 trillons de dollars, ce qui est, évidemment un montant absolument gigantesque. Il faudra bien rassurer, à un moment ou à un autre, à la fois, le reste du monde et nos propres concitoyens sur notre capacité à ne pas détériorer indéfiniment la position structurelle des banques centrales d'un côté et des Trésors et des signatures publiques de l'autre. Au total, ce qui a été fait a été bien fait dans les deux périodes de crise, ce qui a été observé entre les deux crises est une anomalie, qui n'est pas dû à une politique absurde des banques centrales mais qui est dû au fait que les économies réelles des pays avancés ont connu une marche très anormale sur longue période. Et cela parce que croissance trop faible, productivité trop faible et détérioration structurelle des pays avancés ont tous joué dans le sens de l'abaissement de l'inflation. Et donc du risque de matérialisation de la déflation contre laquelle toutes les grandes banques centrales du monde entendent se prémunir.
L'un des sujets mis sur la table par la crise est celui de la relocalisation industrielle. Faut-il tout relocaliser ou préférer une politique industrielle sectorielle ?
Nous sommes dans une économie mondiale. En Europe nous sommes dans un marché unique à monnaie unique. Nous sommes de notre propre volonté dans un espace qui est totalement ouvert au sein même de l'Europe. L'Europe c'est tout petit ensemble par rapport au reste du monde. Donc je serai assez prudent sur l'idée d'avoir une perception entièrement nationale de ce phénomène. La relocalisation ou la protection contre le risque de rupture des chaînes de valeur, de même que la capacité d'imagination et de production dans toutes sortes de domaines qu'il s'agisse de la santé ou de tout autre secteur, cela suppose que nous raisonnions dans le cadre européen et pas seulement dans le cadre national. Sur le plan national naturellement, il y a des objectifs stratégiques qui sont parfaitement légitimes et il faut discriminer soigneusement entre ce qui est réellement totalement stratégique, militaire et défense, haute technologie par exemple et ce qui n'est pas nécessairement stratégique si on veut bénéficier de division du travail en Europe et dans le monde entier. Au total, il y a eu une certaine réhabilitation de la politique industrielle, réhabilitation qui me paraît fondée.
Cette crise a-t-elle permis de faire réaliser un bond à une certaine entente européenne ?
J'ai considéré que c'était excellent que l'ensemble des pays européens s'en remettent à la Commission pour négocier, dans les meilleures conditions possibles, avec l'ensemble des producteurs de vaccins. On pourra porter un jugement avec le bénéfice du passage du temps. Clairement les Américains ont été capables de mettre des milliards de dollars pour les vaccins, qui ont réussi, alors que beaucoup pensaient qu'ils ne réussiraient pas. Il existe une capacité de mobilisation des Etats-Unis, qui est une fédération politique achevée, qui n'a pas d'équivalent en Europe. Il faut bien le reconnaître, nous ne sommes pas encore une fédération politique achevée si tant est qu'on le devienne car la France n'est pas la Floride et l'Allemagne n'est pas le Texas. Il y a autre chose en Europe. On peut porter un jugement positif d'un côté, en disant qu'il y a bien eu une mobilisation européenne, d'un autre côté on peut dire que c'est quand même un peu pitoyable que l'on n'ait pas été capables de se mettre d'accord sur un concept unique pour les voyages, que certains pays aient continué à dire j'interdis mes frontières de manière complètement autonomes alors qu'en principe Schengen devait conduire à une harmonisation. Même si les décisions n'étaient pas les mêmes, le passage par une médiation collégiale, même pour dire que la frontière avec le pays X était fermée ou avec le pays Y restait ouverte, n'a pas été faite. On peut légitimement dire qu'il nous reste beaucoup de chemin à faire.
L'économiste Natacha Valla s'est exprimée au sujet des crypto-monnaies dont elle estime qu'il est plus juste de nommer crypto-actifs.
Natacha Valla a parfaitement raison. Selon Aristote, la caractéristique d'une monnaie est qu'elle doit être un bon instrument de compte, être un bon instrument d'échange et être un bon instrument de conservation de la valeur. Les deux premières fonctions sont remplies par le bitcoin et les autres crypto-monnaies mais ce ne sont pas des monnaies parce qu'il n'y a aucun objectif dans le système de conserver de la valeur. Ça monte et ça descend, donc ce ne sont pas des monnaies. Point !
En revanche, ce sont plus des crypto-assets, qui sont un peu terrifiants, car il y a tellement d'argent dans le monde, de désir de placement, que l'on peut arriver à ce que quelque chose qui est purement spéculatif, qui dépend du désir d'acheter ou de ne pas acheter, puisse provoquer une ruée spéculative telle que celle que l'on observe, pas seulement sur le bitcoin, mais sur l'ensemble des crypto-assets.
Peut-on dire qu'il existe une bulle ?
Il y a une bulle évidente à mes yeux. C'est une bulle qui ressemble à celles des tulipes néerlandaises. C'est un peu désolant et c'est la marque d'une évolution mondiale très inquiétante. Certains diraient que c'est la même chose pour l'or. Or ce n'est pas tout à fait pareil. Il y a une certaine régulation, il y a une consommation industrielle de l'or. Dans une perspective stratégique, dans le cadre d'une guerre mondiale, la liquidité suprême demeure l'or. Il y a tellement d'argent, de profits à court terme à faire, que je peux comprendre que des institutions importantes sur le plan financier puissent investir 1% de leur fortune sur ces actifs au nom de la diversification patrimoniale. Je peux le comprendre tout en le déplorant profondément.
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